2 – Le retour des camps : une redécouverte mutuelle.

Les Français ne découvrent en effet véritablement leurs prisonniers qu’à partir du printemps 1945.

C’est ainsi que Le Travailleur Alpin signale le 17 mars 1945 seulement, ‘ « la joie de retrouver la France d’André Imbert ’ ‘ , premier prisonnier libéré de Grenoble, après cinq ans de captivité ». ’ L’accent est d’emblée mis sur la résonance locale de l’événement, peut-être au détriment d’une prise de conscience du phénomène dans sa globalité. Pour Grenoble, ce qui compte, c’est qu’évidemment André Imbert soit un de ses enfants.

Depuis le début de l’année 1945, on commençait bien outre à prendre conscience de l’importance sociale et politique de ceux qui n’étaient encore que de futurs rapatriés. Par excès d’impatience, parfois, on anticipera jusqu’à même leur libération effective et la presse grenobloise, au début du mois de février, est même obligée de démentir que ‘ « plusieurs centaines de milliers de prisonniers et Déportés français [ont] été libérés par l’avance victorieuse des armées soviétiques [...] et que leur rapatriement [est] attendu dans les deux mois ’ ‘ 417 ’ ‘  » ’. Déjà, l’article que consacrait Le Réveil à la cérémonie du 11 novembre 1944 à Grenoble dédiait tout particulièrement cette journée nationale du souvenir aux « prisonniers, Déportés ». Et les élections municipales avaient même été retardées pour leur laisser le temps de rentrer, afin qu’ils puissent voter.

A la même époque, Le Travailleur Alpin tenait, lui, une scrupuleuse et difficile comptabilité, classant les absents par catégories, fixant ‘ « [...] approximativement à 1,2 million le nombre de prisonniers de guerre qui sont encore dans les stalags ou les oflags ; à 750 000, le nombre des ouvriers déportés, à 200 000 le nombre des déportés politiques et également environ 200 000 le nombre des Alsaciens-Lorrains qui sont encore au pays d’Hitler ’ ‘ . On compte également en Allemagne ’ ‘ environ 150 000 israélites ’ ‘ 418 ’ ‘  ».

Mais le 17 mars, à la gare de Grenoble, on peut enfin voir et toucher un, puis plusieurs et bientôt des centaines de prisonniers. On ne se contente plus, comme le 1er et le 11 novembre 1944, d’évoquer leur lointaine souffrance ; on peut à présent en voir les stigmates impitoyables sur leur visage émacié.

A partir de mars 1945, c’est en effet par centaines que sont rapatriés les prisonniers et les déportés originaires de la région grenobloise. Chaque jour, la presse publie sous des titres évocateurs (« Ils nous reviennent » ; « De retour parmi nous » ; « Retour au pays » ; « Retour d’Allemagne  »), les longues listes récapitulatives des noms des prisonniers et déportés rapatriés.

Les scènes de retrouvailles à la gare sont nombreuses. Les journaux se font volontiers les relais de l’administration qui cherche, devant l’afflux des « rentrés », bien sûr à les accueillir dans les meilleures conditions, mais aussi à associer l’ensemble de la population à cette grande œuvre. ‘ « Qui veut héberger des prisonniers et Déportés rapatriés ? » ’, questionne ainsi Les Allobroges le 1er mai 1945, appelant les Grenoblois à ouvrir ‘ « [...] [nos] foyers et [nos] cœurs, afin qu’ils y trouvent, en attendant que leur place soit faite dans la cité, le réconfort physique et moral qui leur est nécessaire [...] ». Les autorités font preuve également d’un souci manifeste de vérification de la conformité de certaines demandes par rapport au droit et à la loi, comme le prouvent les demandes de renseignements émises soit par la mairie soit par le secrétariat départemental de la Fédération des Centres d’Entraide des Internés et Déportés politiques 419 . Et le 4 juin 1945, Le Réveil peut titrer en première page, semblant signifier par-là sa volonté de clore l’épisode, presque de « boucler la boucle » : ‘ « Après cinq ans de captivité et 24 heures de manifestations officielles, Jules Caron, le millionième prisonnier rapatrié a retrouvé à Sisteron le calme et le repos 420 . »

Pourtant, il semble qu’un certain malaise commence à se faire sentir, ténu certes, mais cependant perceptible. Si la différence essentielle entre le terme générique de « prisonnier » et celui plus précis de « déporté » avait en effet déjà été établie, un élément d’importance poussait à les inclure dans un seul et vaste groupe jusqu’en mars 1945 puisqu’aussi bien on ne pouvait là encore qu’imaginer leur expérience. Or, on sait que les déportés ne posséderont pas de mémoire officielle avant le 14 avril… 1954 et le vote de la loi qui va enfin entraîner la création d’une « journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation », fixée au dernier dimanche d’avril.

Reste que ce manque de reconnaissance officielle était, dès la Libération et au moment où s’amorce, massif, le retour des camps, très cruellement ressenti par ceux qu’il concernait au premier chef, comme nous le confirmaient Georges Estadèset Jacques Lutz 421 . Selon eux, cela revenait objectivement, en ne faisant pas l’effort de distinguer l’expérience spécifique de la Déportation, à priver des milliers de personnes de toute mémoire concrète.

Néanmoins, sans possibilité de cérémonie commémorative spécifiquement dédiées à leur groupe, les déportés participaient aux autres cérémonies commémoratives de la Deuxième Guerre mondiale et de la Résistance. Roger Martinelliet Blaise Giraudi 422 ont pu ainsi nous dire que chaque occasion était pour eux à saisir pour essayer de proclamer la particularité de la Déportation, y compris donc au sein de cérémonies qui n’étaient pas expressément consacrées à ce phénomène si particulier. De la douloureuse dialectique entre cette nécessité de dire que l’on existe et l’impossibilité d’exprimer spécifiquement l’horreur des camps, naîtra d’ailleurs, pour certains un profond conflit psychologique, que beaucoup parmi ceux-là résoudront en refusant de participer à toute cérémonie commémorative 423 .

« Comment en parler ? » semble en effet bien être la question essentielle qui taraude l’esprit des déportés grenoblois à leur retour. Peu nombreux sont donc ceux qui, contrairement à ce que l’on a longtemps cru et dit, se posent finalement la question de savoir s’il faut en parler, car ils ont un message important à transmettre et souhaitent pouvoir le faire. Si le silence est majoritaire, outre que l’espace spécifique dévolu à leur mémoire par l’État est très tardivement crée, c’est que la pudeur l’emporte souvent, ou alors qu’on ne trouve pas les mots pour exprimer cette expérience. Roger Martinellinous parlait justement avec une grande dignité, et aussi avec « cérémonie » pourrait-on dire, de cette « pudeur ». Gustave Estadès, lui, de la « stupeur » qui était la sienne à son retour de Déportation. Et les propos émus et troublés de Jacques Lutz, ses larmes, constituent peut-être le témoignage le plus poignant et en même temps le plus juste non pas tant de « l’indicibilité » essentielle, morale et définitive d’une telle expérience, mais des difficultés concrètes qu’elle rencontre pour « sortir » et accéder au domaine public.

Plus précis et plus pessimiste à la fois, Blaise Giraudi, qui continue avec un bel enthousiasme son action de militantisme mémoriel, résuma devant nous en deux phrases ce sentiment que partageaient sûrement de nombreux déportés grenoblois : ‘ « Il est impossible de comprendre l’univers concentrationnaire ; cette expérience est intransmissible parce qu’on ne dispose pas du vocabulaire qui pourrait en rendre compte... Une seule question m’obnubilait à la Libération : allais-je avoir pour la vie cette damnée odeur de chair pourrie dans les narines ? »

Devant ce dilemme déchirant et devant cette gêne confuse éprouvée par l’opinion publique, on comprend que beaucoup aient choisi le silence. D’autant que les sollicitations de la part des partis politiques, des autorités et des associations de résistants ne manquaient paradoxalement pas. « Le » Déporté était perçu en 1945 (beaucoup moins en 1946) comme un adjuvant symbolique souvent essentiel au bon déroulement d’une cérémonie commémorative, quels que soient, donc, l’objet et la destination de celle-ci.

A Grenoble, la presse n’omet ainsi jamais de préciser dans les comptes rendus qu’elle donne des cérémonies commémoratives, la présence des déportés, figés dans la tenue – habits rayés ou marrons, sabots et calot – qu’ils portaient dans les camps. Manière de symbole vivant, « le » Déporté en tenue rayée est un référent connu de tous et on repère sa présence dans les cérémonies commémoratives aussi bien le 1er que le 11 novembre 1945 et jusqu’au 14 juillet 1946.

Mais, à partir de cette époque et alors assez rapidement, si les déportés ne disparaissent pas complètement des cérémonies commémoratives officielles, ils semblent se banaliser à présent que, regroupés en associations, ils obéissent eux-aussi à une logique d’affrontement politique. Pour la population en revanche, ils restent encore trop choquants, trop dérangeants. La raison de ce malaise est simple et c’est Emmanuel Mounierqui nous la fournit : ‘ « Les victimes sont toujours gênantes [...] leurs plaintes sont lassantes pour qui désire retrouver au plus vite la sérénité bienveillante des jours ’ ‘ 424 ’ ‘ . »

Notes
417.

Le Réveil, 3 février 1945, 3ème page.

418.

Le Travailleur Alpin, numéro du 2 février 1945, 2ème page.

419.

Archives Municipales de Grenoble, 4 H 25 , « Prisonniers de guerre ». Sur tous ces aspects, qui n’entrent pas spécifiquement dans notre sujet, voir Karin Dupinay, op. cit.

420.

Jules Caron (ou Carron, ou Garron, cela dépend des versions), le millionième prisonnier rapatrié, prête sa figure à une mise en avant de l’excellence de son œuvre administrative par le ministère Frenay, qui ne cesse de l’interroger, de le faire intervenir dans la presse, de le filmer, pour tout dire : de le montrer. Lire Sylvie Lindeperg, « L’écran aveugle », in La Shoah, témoignages, savoirs, œuvres, Annette Wieviorka et Claude Mouchard (dir.), Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 1999, p. 151 notamment.

421.

Entrevues du 12 avril 1991 avec M. Estadès et du 18 mars 1991 avec M. Lutz.

422.

Monsieur Martinelli fait partie des Grenoblois déportés après la manifestation du 11 novembre 1943. Il est l’actuel président de l’Amicale des Déportés Résistants et Familles du 11 novembre 1943. Monsieur Giraudi a été déporté après avoir été arrêté comme résistant et responsable de la Résistance pour Voiron. Très actif, il est membre du Conseil d’Administration de l’Association du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère et du Conseil Scientifique du musée, au sein duquel il représente notamment les Forces Françaises de l’Intérieur et la Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes. Premières entrevues le mars 1991 avec M. Martinelli et le 11 avril 1991 avec M. Giraudi, suivies de très nombreuses autres.

423.

Ce fut longtemps le cas par exemple de M. Lutz.

424.

Emmanuel Mounier, Esprit, septembre 1945 ; cité par Béatrice Philippe, Être juif dans la société française, Paris, Montalbo/Pluriel, 1972, p. 372.