3 – La manifestation du 2 juin 1945 : un exemple de « lobbying » mémoriel ?

Par rapport à cette utilisation périphérique des déportés qui précède une certaine forme de refus inconscient de les intégrer à la mémoire collective locale, c’est un événement important qui se déroule le 2 juin 1945 à Grenoble. En effet, une vaste manifestation organisée par le Comité d’Entraide des Internés et Déportés Politiques parcourt ce jour-là les rues de la ville. Loin d’être une énième manifestation commémorative, elle est uniquement consacrée aux revendications sociales des déportés, comme le suggère « l’accroche » du texte rédigé à cette occasion par les organisateurs et distribuée par les manifestants :

‘« Devant la carence et l’incurie des services officiels dépendant du Ministère Frenay 425 , le Comité d’Entraide se voit dans l’obligation de faire connaître à la population la situation unique dans laquelle se trouvent ses camarades Déportés et amis politiques qui reviennent des camps nazis 426 . »’

On constate donc que la toute première manifestation collective de l’existence du groupe social que constituent ces « Déportés, internés politiques, évadés et relâchés », n’est pas consacrée à une tentative de mise en place, par la commémoration, de leur mémoire stricto sensu mais que ce sont des réclamations d’ordre strictement économique – qui sont évidemment formulées autour de l’évocation de leur calvaire – qui motivent et guident cette manifestation. Le recours à la mémoire est donc en la matière une protestation, un moyen pour revendiquer l’obtention de justes avantages socio-économiques, la prise de conscience collective de leur spécificité s’effectuant pour les déportés de façon prioritaire autour d’un combat social 427 . De fait, impulsée depuis Paris, cette manifestation est menée à l’échelle nationale et affecte toutes les grandes villes de France, critiquant durement – les arrière-pensées politiques ne sont évidemment pas absentes d’une telle démarche – l’action de Frenay. La façon dont elle se déroula, et dont elle fut perçue à Grenoble est intéressante à trois titres.

Tout d’abord, il faut noter qu’elle est politiquement unitaire ou qu’en tout cas elle n’est pas monopolisée par tel ou tel parti (on pense bien entendu là au Parti communiste), le modéré Docteur Martin allant même jusqu’à monter à la tribune. Ensuite, le Comité d’Entraide cherche à recruter très large, conscient qu’il faut élargir la base de ses « militants » à d’autres qu’aux seuls déportés. Tous les journaux publient ainsi, le 31 mai, son ‘ « appel à tous les groupements de la Résistance, tous les partis politiques et aux organisations syndicales » ’. La caution légitimante de la Résistance est logiquement sollicitée en tout premier lieu, mais le comité d’organisation veut aussi que« cette grande manifestation soit une manière de fête populaire » ’. Enfin, il n’est question que des déportés politiques. Les déportés raciaux ne seraient donc, à en croire le Comité d’Entraide, pas concernés par cette bataille sociale. Leur calvaire spécifique, pourtant connu dès cet époque, n’est pas même évoqué…

Toujours est-il que la manifestation du 2 juin est très symptomatique du malaise qui, tout au long de l’année 1945, entoure la difficile constitution d’une mémoire des déportés, d’autant plus que, selon la juste expression d’Henry Rousso,« des centaines d’associations nées après la guerre ont eu, entre autres, pour fonction d’instituer une véritable hiérarchie de la souffrance ’ ‘ 428 ’ ‘  » ’. C’est ce que laisse entrevoir le classement subjectif établi par Le Travailleur Alpin dès le 2 février 1945. Très compartimenté, ce classement est aussi très étanche : chaque groupe spécifique ne veut pas se confondre avec l’autre. Contrairement à la situation de l’hiver 1944, qui se caractérisait par une sorte d’association par défaut des « absents », à présent qu’ils sont rentrés, chaque groupe cherche à accéder à sa propre mémoire, appuyé sur son association. Ce souci de démarcation est tellement fort qu’il peut parfois paraître confiner à une certaine forme de… mesquinerie. Ainsi, le 21 décembre, l’ensemble de la presse annonce que trois arbres de Noël se tiendront sous peu à Grenoble : un pour « les enfants des prisonniers », l’autre pour « les enfants des Déportés », le dernier pour « les enfants de S.T.O. »...

Il est vrai que ces distinctions sont à présent connues de tous car les pouvoirs publics ont pris des mesures draconiennes qui doivent empêcher toute éventuelle confusion. Un « avis très important pour les rapatriés » est publié en ce sens dans toute la presse le 30 mai 1945. Émanant de la direction départementale du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, il précise clairement que, ‘ « en vue d’éviter toute confusion entre les différentes catégories de rapatriés et dans un souci dont tout le monde comprendra l’importance, les prisonniers, déportés et travailleurs sont priés, dès leur retour dans la commune de leur résidence, de se présenter à la mairie pour se faire délivrer une attestation précisant l’adresse de leur domicile, la qualité de déporté politique ou de déporté du travail ou de travailleur volontaire [...] ».

Si l’on tente d’esquisser un rapide bilan, il semble qu’à Grenoble, au bout du compte, les prisonniers de guerre sont les seuls qui ne connaissent guère de problème de réintégration et par conséquent de mémoire, aidés qu’ils sont dans leur tâche par le souvenir glorieux des « BCA », auxquels ils sont plus ou moins consciemment rattachés, on l’a vu.

Les déportés politiques parviennent eux aussi à mettre en place une mémoire mais a minima, grâce surtout au souvenir local de l’épisode central du 11 novembre 1943, qu’on commémore plus dans sa dimension d’acte de résistance que parce qu’il a débouché sur la déportation de nombreux Grenoblois. Rattachée à la commémoration générale du 11 novembre 1918, celle du 11 novembre 1943 conserve en effet néanmoins jalousement son indépendance et permet ainsi aux déportés politiques grenoblois, une fois par an, d’honorer leur propre mémoire parce qu’ils furent avant tout des résistants. Toujours vrai, ce schéma a perduré depuis 1944 et Roger Martinellinous confirmait qu’il y tenait, ce qui prouve la qualité de la très longue permanence de cette importante distinction. Il faut alors poser la question de savoir si l’on n’est pas là confronté à un échec (même relatif ) de la mémoire déportée, qui n’existerait que par l’entremise de celle de la Résistance, comme « filtrée » par elle.

En revanche, les « Déportés du travail », et surtout les « Déportés raciaux » ne parviennent pas à accéder à une véritable mémoire. Ou plutôt, la mémoire qu’ils partagent entre eux ne peut s’inscrire dans une pratique officielle. Un même ostracisme les frappe durement en 1944 et 1945, comme nous le verrons en détail plus avant dans notre étude 429 .

Notes
425.

Le fondateur de Combat est en charge du ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés.

426.

ADI, 13 R 846, « Comité d’accueil des prisonniers de guerre [...]. 1940-1944 ».

427.

Des articles de presse, à vrai dire peu nombreux, internes à la presse associative iséroise, font entendre à l’époque la même discordance. Voir annexe n° III.

428.

Et de fait, si Les Allobroges du 4 juin insiste sur le fait que « les Déportés et internés politiques de Grenoble ont manifesté avec une impressionnante dignité contre l’incurie du ministère à leur égard », certains, y compris parmi les déportés, semblèrent n’apprécier que modérément cette manifestation, qu’ils trouvèrent par trop revendicatrice, dénuée en quelque sorte de l’esprit de solidarité des camps. C’est en tout cas l’analyse qu’en fit devant nous M. Lutz.

429.

Cf. infra, « Les Malmémoires ».