Pourquoi cacher, à la fois d’ailleurs le malaise et l’incompréhension qui nous saisirent quand, plusieurs fois, nous entendîmes les remarques pour le moins aigres qu’ont apparemment l’habitude de formuler plus ou moins publiquement certains « déportés politiques » à l’égard des « déportés raciaux », déplorant que, pour les Grenoblois, « déporté, cela veut dire juif » ?
Les ‘ « funérailles émouvantes que Grenoble fait aux dernières victimes de la Gestapo ’ ‘ 430 ’ ‘ » ’, dès le 26 août 1944, laissent présager une mise en place rapide – précoce même puisqu’elle n’attend pas la libération des camps pour manifester publiquement sa spécificité – et sans ambiguïté – c’est-à-dire qu’on se place d’emblée dans le registre de la « victimisation » de cette mémoire – de la mémoire juive. En effet, ces funérailles sont celles d’une famille juive connue de Grenoble : ‘ « Madame Faraggi ’ ‘ ’ ‘ et sa fille Madame Flore Cohen ’ ‘ ’ ‘ figurent parmi les quatre dernières victimes de la Gestapo, tuées dans les circonstances atroces que l’on sait ». Très suivies – la presse insiste sur « l’imposante manifestation populaire ’ ‘ 431 ’ ‘ » ’ – elles semblent constituer le premier jalon d’une mémoire qui ne devrait donc, en toute logique, pas avoir de mal à se constituer. Ces funérailles sont surtout la première occasion pour les Juifs d’exprimer publiquement leur expérience particulièrement traumatisante de la guerre. Ainsi, après que ‘ « Monsieur Le Grand Rabbin de Grenoble Eichiski ’ ‘ ’ ‘ ait prononcé, en présence des membres de la famille, des représentants de la préfecture et de la mairie de Grenoble et des divers mouvements de Résistance une émouvante improvisation, il accomplit le rite habituel abandonné depuis l’occupation teutonne ». ’
Successivement, prennent la parole le Grand Rabbin donc, puis Henri Hertz, au nom du Comité de Secours, au nom du Comité de Défense Juif, monsieur Jacobowitch, Paul Giniewski pour les Jeunesses Sionistes et les Éclaireurs Israélites des FFI et, enfin, ‘ « Madame Ginette ’ ‘ » ’ ‘ , au nom du Comité des Femmes Juives pour la Résistance et l’Entraide. Sans hésitation aucune, tous les discours se focalisent sur « la férocité du racisme allemand » ’ et s’ils n’oublient pas de condamner les responsabilités françaises, ils le font sur le mode cependant mineur de l’auxiliariat : ‘ « [racisme allemand] dont les Français félons n’ont pas hésité à se faire les exécuteurs et les mercenaires ’ ‘ 432 ’ ‘ . » ’ Il est intéressant de remarquer qu’on situe déjà à part l’expérience juive de la guerre en lui reconnaissant d’abord la douloureuse primauté d’avoir subi ‘ « la course à l’abîme où a été précipitée la France et dans laquelle les Juifs ont eu l’atroce destin d’être les premiers sacrifiés » ’ et également sa double nature puisque les Juifs ont été à la fois ‘ « frappés dans leur personne et dans leur honneur ’ ‘ 433 ’ ‘ » ’ . L’identification de la singularité de l’expérience juive du conflit et par conséquent de la mémoire à laquelle elle doit a priori accéder semble donc bien engagée.
Mais les discours comportent également un deuxième volet, délibérément optimiste celui-ci. Henri Hertzattribue ainsi à Grenoble un rôle de véritable pionnier en matière de respect et de promotion de la mémoire juive : ‘ « C’est à Grenoble que commence la réparation. Ces funérailles nationales en sont le gage. » ’ Pour lui d’ailleurs, ‘ « le retentissement en sera immense de ville en ville, de pays en pays ’ ‘ 434 ’ ‘ ». ’
Bien sûr, ces funérailles sont un succès populaire certain (à tel point que le Consistoire Israélite de France remercie officiellement la population grenobloise pour sa participation). Mais il faut à notre sens impérativement nuancer l’enthousiasme militant des participants à la cérémonie et ne pas forcément voir là le signe d’une prise de conscience collective de l’irréductible spécificité du calvaire juif, qui serait doublé en outre d’une forte volonté de commémoration partagée par tous, Juifs et non-Juifs.
Il ne faut en effet pas s’y tromper et modérer cette vision positive d’autant plus angélique qu’elle est motivée par la joie d’une libération si longtemps espérée et enfin effective depuis quatre jours. Selon nous, si le succès de la cérémonie est réel, c’est que, tout d’abord, ces funérailles sont à la Libération l’une des toutes premières occasions de manifester ensemble son hostilité aux Allemands et à Vichy. En outre, le fait que les Faraggi-Cohen sont une famille juive de Grenoble incline la population grenobloise à se déplacer. Le côté personnel, c’est-à-dire purement nominatif des funérailles, rend la mémoire juive immédiatement plus proche que s’il s’était agi d’une commémoration explicitement dédiée, d’une manière plus large et aussi plus explicite, à la « Mémoire Juive ».
On peut déjà apercevoir dans ces funérailles, en filigrane certes, le paradoxe essentiel de cette mémoire particulière. Alors que les camps de concentration et d’extermination n’ont pas encore été libérés, loin s’en faut, que les « Absents », parmi lesquels les déportés raciaux, ne sont pas encore rentrés, on s’aperçoit que la mémoire juive existe bel et bien, mais que, très personnalisée, elle est donc compartimentée et même « privée ». Non officialisée, elle n’a ainsi guère de chance de s’inscrire dans une pratique sociale du souvenir visible et reconnue par l’ensemble de l’opinion publique grenobloise, qui serait par exemple sanctionnée par la tenue d’une cérémonie commémorative propre.
Est-ce là l’explication de ce manque de réceptivité progressif chez la population non-juive, qui entraînera bientôt les organisations juives à se replier sur elles-mêmes 435 ?
L’espoir de réconciliation exprimé si puissamment le 26 août 1944 semble donc devoir être tempéré. Délaissée par la conscience collective, rapidement échaudée, la mémoire juive grenobloise aura de plus en plus tendance à se replier sur elle-même, comme l’étude du rôle des nombreuses associations juives qui sont actives à Grenoble à cette époque nous le montrera (cf. infra, « les Malmémoires »).
De loin en loin, cependant, on évoque un peu plus largement la spécificité de la mémoire juive. Ainsi, quand Les Allobroges du 13 décembre 1944 consacre une grande partie de sa première page au « cinquantenaire de l’affaire Dreyfus ». Le journal stigmatise alors clairement Drumont et son misérable organe de presse, La libre-parole, comme étant les pionniers français d’un antisémitisme militant dont on vient de constater l’effroyable conséquence: ‘ « Drumont à l’âme haineuse et fanatique, au verbe puissant, s’était levé dix ans plus tôt [dix avant l’Affaire] et avait prêché les premiers rudiments de racisme, ramenant toute chose à son idée fixe ’ ‘ 436 ’ ‘ . » ’
Il est de même assez rare que l’on oublie de préciser la présence, lors des grandes cérémonies, des autorités religieuses juives. Ce n’est cependant pas là porter une attention particulière à la mémoire juive, puisque, exactement dans le même temps et à la même place dans la description du protocole, la présence des membres du clergé catholique et d’un pasteur protestant est elle-même signalée…
Les Allobroges, numéro du 26 août 1944.
Ibidem.
Voir en annexe n° IV un exemple de cette première prise de parole juive.
Les Allobroges, 26 août 1944, 2ème page.
Les intervenants disent aussi leur « foi dans l’avenir où les luttes de races seront à jamais bannies » ; in Les Allobroges, ibidem
Le 5 septembre 1944, c’est un rapide compte rendu qui rappelle qu’une « cérémonie simple et émouvante [qui] s’est déroulée au cimetière des Sablons, pour honorer la mémoire de deux militants juifs de la Résistance, assassinés par la Gestapo ». Encore cette cérémonie est-elle assez large pour accueillir, en plus de quatre associations juives, un « délégué américain » et deux représentants d’organisations proches du Parti communiste. Il est vrai que les Américains savent ménager l’honneur des GI juifs qui se battent en Europe. Pour le Parti, il serait illusoire de penser qu’il s’agit de renouer avec sa tradition politique de défense des minorités et qu’il le ferait d’autant plus volontiers qu’il a côtoyé dans la clandestinité de nombreux combattants juifs, notamment au sein de la Main d’Œuvre Immigrée (Les Allobroges, 6 septembre 1944, 2ème page). Plus fermée, la « réunion commémorative juive au Théâtre Municipal » ne motive plus qu’un dérisoire entrefilet dans la presse du 25 septembre, alors pourtant que la présence d’importantes personnalités du monde intellectuel et artistique est annoncée (toute la presse, 25 septembre 1944). Le 3 novembre encore, les quotidiens grenoblois publient, sous le court titre « Les biens des israélites », une brève annonce informant les « Israélites » que pour la rétrocession de leurs biens, ils doivent aller voir « l’administration séquestre du commissariat général aux questions juives ». Quand on connaît le rôle sous Vichy du Commissariat Général aux Questions Juives, on aurait pu penser que le rapide choix d’une nouvelle dénomination aurait été le bienvenu. Cf. infra, « Les Malmémoires » pour une mise au point plus détaillée sur cet aspect de la mémoire juive que constitue le souvenir de la spoliation.
On sait que l’ouvrage principal de Drumont, La France Juive, parut en librairie en 1886 et qu’il est le bréviaire de l’antisémitisme contemporain.