2 – Une trop radicale singularité ? L’extermination pour non-mémoire.

La rupture induite, à partir du printemps de l’année 1945, par le massif retour des prisonniers et déportés ne fera paradoxalement qu’accélérer le processus enclenché six mois plus tôt. Elle ne contribue qu’à précipiter le lent oubli de la mémoire juive (peut-on parler de « refoulement » ?), les très progressives révélations sur les « camps de la mort » ne lui apportant aucunement un quelconque regain de considération générale, comme on le verra plus avant dans notre étude.

Déjà perçue comme particulière – mais au bout du compte périphérique et somme toute marginale, c’est-à-dire négligeable –, avant l’ouverture des camps, la mémoire juive subira de plein fouet l’espèce d’« ostracisme » mou auquel sont exposés tous les déportés, quelle que soit la cause de leur déportation. Motivé par la « gêne » on l’a dit, cette mise à l’écart confirme définitivement la relégation du calvaire juif dans une espèce d’oubli dont toute la question est de savoir s’il fut ou non volontaire. Pas plus, malgré des débuts prometteurs, qu’elle ne parvient à acquérir son autonomie au sein de la mémoire grenobloise globale de la Deuxième Guerre mondiale, la mémoire juive ne pourra faire valoir sa différence au sein de la mémoire de la Déportation, cette dernière étant elle-même génériquement « évincée », comme on l’a dit. Quand, le 30 avril 1945, Le Travailleur Alpin publie en première page un gros article intitulé ‘ « Je reviens de l’enfer de Buchenwald ’ ‘ ... où plus de cinquante mille Déportés trouvèrent une mort horrible » ’, on peut-être à proprement parler choqué de ne pas trouver une seule ligne sur le martyre juif. Mais ce serait tomber dans les travers à la fois de l’anachronisme et de la surinterprétation que de considérer qu’il s’agit là de la preuve irréfutable que cet oubli est volontaire, pis, volontairement intéressé 437 . Nous verrons en effet plus avant que pour Grenoble, non seulement la prise de conscience de l’ampleur du phénomène de la Déportation, mais aussi sa compréhension historique et la codification symbolique de sa mémoire sont à la fois longues et très complexes et qu’on ne parvient à établir des nuances objectives que très tardivement, l’histoire et son travail de distanciation n’ayant pas pu, en l’espèce, devancer la mémoire.

Totalement à part de la mémoire des autres déportés, elle-même déjà distincte de la mémoire globale de la Deuxième Guerre mondiale, la mémoire de la Déportation juive est globalement trop originale pour être facilement assimilable, d’autant plus que rares – infiniment plus rares que les rescapés des camps de concentration – sont les survivants présents à Grenoble à cette époque pour s’en faire les porte-parole. Peut-être que la gêne éprouvée devant les pyjamas rayés des rescapés rentrés au printemps 1945 est décuplée, quand il s’agit des survivants du génocide juif, par un immense et collectif sentiment de culpabilité, qui mène alors au silence ? Hypothèse…

Ce silence, certaines composantes de la Résistance grenobloise voulurent évidemment le briser. C’est le cas notamment du Parti communiste, qui, à cette époque, délègue toujours un des ses représentants aux commémorations juives 438 .

A la fois plus affirmé dans ses convictions (ce sont les valeurs spirituelles chrétiennes d’« amour » et de « compassion » qui structurent leur prise de position) et plus actif, le soutien que les chrétiens-sociaux du Réveil apporte à la mémoire juive est lui aussi très visible. Rompant clairement avec l’attitude ambiguë de la hiérarchie catholique, les militants de la Résistance chrétienne grenobloise font en effet tout pour une prise de conscience collective du génocide juif. Criant haro, dans un article daté du 22 novembre 1945, à l’occasion d’une exposition présentée à Grenoble sur les atrocités nazies, seul de toute la presse grenobloise à le faire, sur le « doute des Français » quant à la réalité de telles souffrances, Le Réveil enchaîne, le 23, avec un second article, symboliquement intitulé « mémoire courte ». Et c’est ainsi une véritable admonestation qui est, par deux fois, adressée aux Grenoblois, le quotidien catholique ayant, le 26 juin de la même année, déjà encouragé les Grenoblois à aller entendre la conférence sur les ‘ « ghettos juifs de Pologne ’ ‘  » alors que le 23 octobre, il était encore une fois le seul de toute la presse à signaler la « Semaine de l’Enfance juive martyre ».

Mais que penser et que dire enfin de ces relents d’antisémitisme « ordinaire » à peine « latent » que l’on peut déceler au détour de certains articles de la presse grenobloise ? Sûrement, en 1944-1945, est-il involontaire ? Sûrement ne prête-t-il pas à conséquence ? Peut-être même n’est-ce pas de l’antisémitisme, mais la survivance d’une certaine habitude dans la façon de concevoir la « question juive » comme on disait à l’époque, de Xavier Vallat à Jean-Paul Sartre 439 . Dans certains textes, semble en effet perdurer un discours qui, employant maladroitement des expressions trop typées, créent une réelle impression de malaise. Évoquant le malheur juif dans un long article en première page intitulé ‘ « Paris ’ ‘ dans la nuit : quand Israël ’ ‘ saignait sous le talon de fer. Les “Murs des pleurs” de la Rue des Rosiers ’ ‘ 440 ’ ‘  » ’, Les Allobroges – par le recours à un certain style journalistique qui emprunte son vocabulaire au racialisme le plus bête mais aussi le plus communément admis alors et dont on ne semble pas mesurer ce que dans un tel article et à ce moment-là, il comporte de choquant 441 – peut être ainsi par trois fois au moins sinon suspecté de crypto-antisémitisme, en tout cas de rechercher un sensationnel nauséabond. La rue des Rosiers est tout d’abord décrite comme « grouillante, un peu sale » ; puis, on parle de « puissantes matrones, au nez et à l’œil d’aigle ». Surtout, la conclusion est ambiguë, et pour tout dire d’un goût plus que douteux. Évoquant l’interdiction des mariages mixtes qui frappaient les Juifs sous Vichy, l’article s’achève en effet ainsi :

‘« - Tu n’as pas dit au Monsieur que nous ne pouvions épouser un aryen !
Quelques rires discrets vinrent détendre pour un instant les visages crispés.
- Patience, Déborah, dit une vieille femme, qui ressemblait à une prophétesse, tu l’épouseras ton “goy”. »’

A n’en pas douter cependant (Simone Lagrangenous le confirmait), ce type d’humour devait faire trembler ceux qui, à la même époque, attendaient avec angoisse le retour d’un proche envoyé en camp 442 .

Il nous semble que durant les quelques mois qui courent de l’été 1944 à la fin de l’année 1945, la réception par la population grenobloise de la mémoire juive s’organise en une chronologie extrêmement fine, axée autour de trois temps à peu près distincts.

Alors que l’explosion de la Libération semble devoir ouvrir sur une claire assimilation de la mémoire juive à une mémoire de la persécution, les précaires repères acquis dès le 26 août se brouillent rapidement.

En effet, la guerre n’en finissant pas, la fin de l’année 1944 et l’hiver 1945 constituent eux cette époque paradoxale où, en même temps qu’elle disparaît des préoccupations mémorielles de la majorité des Grenoblois, la mémoire juive, loin de s’éroder, va se réaffirmer au sein des associations et organisations spécifiques dont la communauté juive grenobloise a su rapidement se doter, comme nous le verrons (cf. infra).

Enfin, dans l’incompréhension générale qui entoure la mémoire de la Déportation, il est évident que l’infime nombre de déportés juifs survivants qui échappèrent à la mort et qui parvinrent à regagner Grenoble en cette deuxième partie de l’année 1945 sont trop peu nombreux pour faire entendre leur radicale singularité. La mémoire juive, à la rigueur conçue comme une parmi d’autres des mémoires victimaires de la guerre, n’est donc pas encore pour l’opinion publique grenobloise une mémoire de l’extermination.

Ces « Absents »-là sont encore plus « absents » en quelque sorte.

La Deuxième Guerre mondiale invente une sorte de structure sociale particulière, propre à elle seule, qui transcende par exemple la classique et habituelle division en « classes sociales » au sein de laquelle ce sont les différentes manières dont furent vécues les années 1940-1945 qui délimitent l’émergence de nouveaux groupes : Militaires, Déportés, STO mais aussi Résistants et Collaborateurs. C’est donc bien à une véritable sociologie des mémoires qu’il faut pouvoir se livrer pour espérer saisir dans toute sa variété et sa complexité la multiplicité de la mémoire grenoblois de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour Grenoble, c’est surtout l’examen de la mémoire des « prisonniers-déportés » qui prouve que non seulement il n’existe pas une mémoire, mais qu’en plus il n’y a pas de mémoire particulière qui soit facile à mettre en place. Et pour ces derniers, qu’on a du mal à intégrer, dont on se refuse à individualiser les mémoires, on constate que le refoulement et l’oubli plus ou moins conscients ont avant tout frappé ceux qui souffrirent sûrement le plus des années de guerre.

La question mérite alors d’être posée de savoir si toute mémoire n’est pas également organisation de l’oubli.

Notes
437.

Nous n’avons pas su échapper à ce travers, lors d’une première tentative pour cerner la mémoire juive grenobloise ; voir Philippe Barrière, Mémoire et enjeux de mémoire : Grenoble à la Libération (1944-1946), op. cit., p. 109. D’autant que d’autres articles publiés à la même époque parlent eux du sort des Juifs ; cf. par exemple Le Réveil, « L’enfer nazi honte de l’humanité. II », 15 mai 1945 ; cf. infra, notre chapitre consacré à la mémoire juive.

438.

On voit même, occasionnellement il est vrai, un lieutenant soviétique cantonné à Grenoble expliquer comment l’URSS mène une « guerre de libération pour les Israélites […] » ; in Le Travailleur Alpin, numéro du 26 octobre 1944, 2ème page.

439.

C’est dans Le spectateur engagé que Raymond Aron évoque le plus longuement ses rapports avec son « frère ennemi », Jean-Paul Sartre, qui publie en novembre 1946 Réflexions sur la question juive. Quand il raconte les conversations qu’ils eurent en 1945 à propos de l’accueil réservé aux rares Juifs qui, rescapés de l’horreur, rentrent en France, il écrit : « nous nous sommes posés la question : pourquoi n’y a-t-il pas un seul article, un seul qui ait écrit : “Bienvenue aux Juifs de retour dans la communauté française” ? La raison profonde de ce silence, c’est qu’on avait, pour ainsi dire, gommé ce qui s’était passé. » ; in Le spectateur engagé. Entretiens avec J.-L. Missika et D. Folton, Paris, Presses-Pocket, 1983, p. 115.

440.

Les Allobroges, 28 octobre 1944.

441.

Cette maladresse fournissant la preuve que la prise de conscience de la Shoah n’est pas achevée.

442.

Simone Lagrange nous disait que ce genre d’humour la faisait « trembler ».