I – La Résistance organise son mythe (1940-1945).

Que la Résistance, une fois Grenoble libéré, tente de mettre très rapidement en place les conditions nécessaires à sa glorification mémorielle n’a après tout rien, en dehors de la précocité même de l’entreprise, de très surprenant, puisque la logique temporelle est respectée, l’action de mémoire venant bien après l’événement dans un enchaînement rapide mais classique. Ce qui sera en l’occurrence à mettre en question, c’est bien plutôt au nom de quoi rendre opératoire cette mémoire. Croire en outre qu’il s’agit d’une rupture radicale permise par la Libération serait à notre avis erroné 444 . La Résistance grenobloise avait en effet pris grand soin de se positionner dans le conflit des représentations dès avant qu’elle accède au pouvoir, c’est-à-dire depuis le moment où elle luttait les armes à la main contre les Allemands et Vichy . Les militants et les combattants de la Résistance ont eu en effet très tôt conscience qu’ils livraient, en même temps qu’un combat militairement inégal contre l’occupant allemand et le régime de Vichy, une bataille dont l’un des enjeux était celui des représentations, de leur image auprès de la population en quelque sorte. La Libération d’août 1944, si elle en modifie radicalement les données en marquant la fin de l’œuvre de la propagande de Collaboration et la disqualification finale de l’utopie réactionnaire vichyste, ne change donc pas la nature de cette bataille.

Les résistants sont mus non pas par des motivations d’instrumentalisation partisane (cela, ce sont les enjeux de l’après-guerre), mais bien par des considérations d’efficacité tactique. Luttant pied à pied sur le terrain des représentations et des symboles, ils intègrent la mémoire à leur étique arsenal, transformant la charge émotionnelle et affective qu’elle possède auprès de la population en un puissant argument de combat au service de leur cause.

Usant, avant même l’intervention de la Libération, de la mémoire comme d’une arme opérationnelle, les résistants ont anticipé la belle formule que l’on doit au génie d’André Malraux : ‘ « La Résistance est un monde de limbes où la légende se mêle à l’organisation ’ ‘ 445 ’ ‘  .» ’ Nous allons donc tenter de les suivre sur ce terrain mouvant de la bataille des images 446 en essayant d’analyser en quoi les résistants mènent un double combat : celui, le premier, qui doit mener par la mémoire à leur victoire ; celui qui, sur un autre plan mais pas si éloigné, débouche sur l’organisation de leur mémoire par la mythification de la Résistance 447 .

Notes
444.

Lire l’indispensable mise au point de Pierre Laborie, « Opinion et représentations : la Libération et l’image de la Résistance », in Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, n° 131, 1983, p. 65-91.

445.

Malraux dit ces mots de sa voix éraillée devant le Panthéon, en décembre 1964 ; cf. supra.

446.

Nous nous permettons de renvoyer à notre article ; « “Grenoble est libéré !” L’opinion publique grenobloise à la Libération. Enjeux d’images et représentations mentales », in Cahiers d’Histoire, tome XXXIX, n° 3-4, numéro spécial, p. 271-299

447.

4Sur les définitions du mythe, cf. supra, « La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s) ».