1 – « On déboulonne » : impôt-métal ou éradication mémorielle ?

Le 11 octobre 1941, le maréchal Pétain décréta qu’il ‘ « sera[it] procédé à l’enlèvement des statues et monuments en alliage cuivreux, sis dans les lieux publics et les locaux administratifs afin de remettre les métaux constituants dans le circuit de la production industrielle ». ’ Le décret d’application paraît au journal officiel le 15 octobre 449 . Cette décision fut prise, nous rappelle l’historienne américaine June Hargrove sur ‘ « l’instigation du Militärbefehlshaber in Frankreich ». Le Reich en guerre avait besoin de toutes les ressources disponibles et la France étant un pays pour moitié occupé et pour l’autre moitié administré par un régime collaborationniste, c’est sur tout le territoire que la loi sera donc effective. Décrétée directement par le maréchal, elle semblera être une loi d’abord française. Selon un schéma longuement décrit par Robert Paxton 450 , le soin de son application sera ainsi laissé aux fonctionnaires de l’État Français, alors que son bénéfice sera, lui, intégralement confisqué au profit des Allemands. Les autorités allemandes préféraient laisser des responsables français assumer cette tâche, parce qu’elles semblent avoir été conscientes du danger potentiel que pouvait représenter l’application de cette loi.

En effet, la population ne risquait-elle pas de très mal percevoir une action qui revenait en fait à la priver des points de repère de sa mémoire nationale ? Ceux-là mêmes qui avaient vaincu la France un peu plus d’un an auparavant allaient donc maintenant lui confisquer ses statues. Les Allemands devinaient que les réactions de la population pouvaient être d’autant plus imprévisibles (et peut-être violentes) qu’elles seraient dictées par des raisons « affectives ». L’impression de défaite militaire et politique de 1940 risquait de devenir certitude, Victor Hugo, Gambetta, Napoléon, fondus pour aider en fin de compte à l’effort de guerre allemand...

Grenoble paraît avoir eu en la matière des réactions assez vives. Contrairement à Paris, dont June Hargrove nous dit que ‘ « l’enlèvement des statues ne paraît pas avoir soulevé [...] l’hostilité à laquelle les autorités eurent à faire face en province » et que « l’encombrement [de ses] voies publiques causé par la pléthore des statues dut tempérer les réactions du conseil municipal » ’, la capitale des Alpes se posera en effet constamment en réaction par rapport à ces décisions d’enlèvement. Cumulant leurs efforts, les associations de quartier, les Amis des Arts et la municipalité Cocat essaieront de tourner et de ralentir les ordres transmis depuis Vichy par l’intermédiaire du préfet. La presse, pourtant surveillée de près, se joindra souvent au chœur des récriminations, servant de relais et de porte-voix aux plaintes de la population. Encore mieux : trouvant prétexte dans la loi du 11 octobre 1941, la communauté grenobloise se servira souvent de l’effet retour provoqué par ces enlèvements pour affirmer sa volonté de « résistance ».

La République (si mal nommée...) du 17 décembre 1941 consacre ainsi un long article à la décision d’enlèvement des statues. Cet article est intitulé, de façon aussi significative qu’osée, « Il y a des morts qu’il faut qu’on tue ». Tout en reconnaissant que, d’un point de vue esthétique, certaines statues ne sont pas d’une grande réussite, le journal explique dans une première partie pourquoi leur enlèvement serait un véritable crève-cœur : ‘ « Certes, parmi nos bronzes grenoblois, certains pourraient être difficilement qualifiés de chefs-d’œuvre, mais ils font partie de la ville, nous sommes habitués à les voir : les deux plus critiquables de tous, l’Hector Berlioz ’ ‘ qui semble vouloir se gratter l’oreille et le Bayard ’ ‘ mourant qui fait un petit peu trop ’ ‘ ’ ‘ dessus de pendule ’ ‘ ’ ‘ , manqueraient véritablement à la vie grenobloise... »

June Hargrove explique notamment l’attachement de la province à ses statues par le fait que ‘ « la population locale, plus conservatrice, est plus attachée aux symboles de la tradition ». ’ C’est cette dimension qu’illustre la première partie de l’article. Même si elles ne sont pas artistiquement parfaites (la loi prévoyait en effet d’enlever d’abord les statues esthétiquement contestables, dissimulant sous ce prétexte esthétique l’entreprise d’épuration idéologique menée au détriment des statues républicaines 451 ), ces statues font indiscutablement partie du patrimoine culturel de Grenoble. Et surtout elles font partie de son patrimoine « mémoriel ». Si Bayard et Berlioz sont là évoqués, c’est parce que les deux personnages sont Grenoblois – en tout cas isérois 452 . L’attachement à la tradition qu’évoquait June Hargrove semble ainsi, de façon prioritaire, tenir à une tradition locale qui renvoie la communauté à une vision longue de sa propre histoire 453 . La seconde partie de l’article de La République précise qu’il est un genre particulier de statues que l’on ne peut en aucun cas supporter de voir envoyer à la fonte : ‘ « Mais il est une certaine catégorie de statues pour lesquelles nous demandons un peu d’indulgence : ce sont les poilus de bronze des monuments aux morts ; beaucoup, au point de vue esthétique, sont au-dessous de la plus honnête moyenne ; mais ils sont plus qu’un souvenir : ils symbolisent à la fois l’héroïsme des soldats de la Grande Guerre et l’hommage que leur a rendu leur village. » ’C’est bien dans ce sens qu’il faut entendre le titre de l’article. Ces morts, qu’il faut tuer une seconde fois, ce sont ceux qui sont tombés lors de la dernière guerre, celle où les rôles actuels étaient inversés et où la France avait vaincu l’Allemagne. La République suggère à ses lecteurs que les Allemands veulent supprimer les statues de poilus, sûrement dans le but d’effacer toute trace symbolique de leur défaite. Le journal met donc en garde l’opinion, mais aussi le gouvernement de Vichy, contre l’action d’édulcoration de la mémoire qui, à son avis, sous-tend le simple besoin de bronze. Ce qui est suspect à sa rigueur, c’est cette volonté de minimiser la mémoire de la victoire de 1918. La République semble être en phase avec les Grenoblois et se fait l’écho du sentiment général de la population, qui s’organise alors en comité de défense de telle ou telle statue, abreuvant le maire de lettres indignées 454 .

Vichy prend d’ailleurs conscience de l’ampleur du phénomène de protestation contre ce qui est perçu comme une entreprise de censure de la mémoire, qui se propage à partir du début de 1942 et que les autorités craignent de voir dégénérer. Le 15 janvier 1942, les journaux reçoivent en effet l’ordre d’insérer dans leurs colonnes un communiqué émanant de Vichy, qui vise de façon explicite à rassurer la population et d’atténuer ainsi sa grogne en lui proposant de remplacer les statues de bronze par des copies en pierre. Ce succédané sculptural ne sera pas du tout accepté à Grenoble, ni par la population, ni par l’autorité municipale 455 , ni par la Résistance qui saisit l’occasion de manifester le soin qu’elle apporte à rester fidèle à la mémoire statuaire de la ville 456 . De plus, Vichy éprouvera de graves problèmes dans la réalisation technique de ses statues, pour bientôt finir par suspendre complètement le programme de remplacement 457 . Mais la Résistance avait déjà pris les devants, réagissant au vandalisme pratiqué par Vichy au nom d’une prétendue nécessité esthétique par un iconoclasme véritablement « résistant ». La statue de Xavier Jouvin, l’inventeur de la ganterie grenobloise, ayant ainsi été enlevée puis malgré l’opposition du maire, remplacée sur ordre préfectoral par son fac-similé en pierre, on prévoit que ce dernier sera inauguré le dimanche 1er juillet 1943. Or, la veille de l’inauguration, on retrouva le buste de Xavier Jouvin complètement brisé. La presse conclut à l’acte des « terroristes communistes ». Nul doute cependant que la majorité de la population fut heureuse de cet acte de vandalisme, dont la motivation était le combat idéologique. Iconoclastes, les résistants savent faire la preuve qu’eux restent fidèles à la mémoire locale, et expriment l’opinion générale des Grenoblois qui n’acceptent pas ces ersatz de mémoire que Vichy tente de leur imposer.

Cependant, l’enlèvement se poursuit. Comme le rappelle June Hargrove, les inscriptions officielles prévoyaient de diviser l’opération en deux épisodes : ‘ « on prévoyait d’exécuter la première tranche de l’opération avant le 1er octobre 1941 ; la deuxième était en cours durant l’été 1943. » ’. Si le déclenchement de l’opération intervint rapidement pour Grenoble, sûrement est-ce parce que de grandes villes comme Paris ou Lyon parvinrent dans un premier temps à fournir suffisamment de matière première et que les localités plus petites pouvaient être un temps négligées, étant donné le faible nombre de statues qui piquetaient leur voirie publique.

Mais si les statues grenobloises ont connu un bref moment de répit, on rattrapera rapidement le retard, à partir du 30 mai 1942. Le sursis auquel avaient cru les Grenoblois est successivement battu en brèche par trois phases d’enlèvement, qui se succèdent à un rythme rapide, comme l’illustre le tableau ci-dessous.

Nature des pièces enlevées 1942 458 1943
Statues - Hector Berlioz
- Vaucanson
- Vedette gauloise
- le Torrent
- Xavier Jouvin
- Philis de la Charce
 
Bustes - général Février - Marcel Raymond
- Fantin Latour
- Killian
- général de Beylié
Médaillons - Berthe de Boissieux - Paul Mistral
- Stendhal
- les trois géologues de la Bastille
Motifs - les 8 motifs, dits Sphinx et Tritons, du monument des Trois Ordres  

Le deuxième enlèvement, qui intervient le 22 juillet 1942, vise surtout le monument des Trois Ordres, que Grenoble doit au talent d’Henri Ding. Il paraît particulièrement insupportable à Cocat. Le maire prend sur lui et écrit le 23 avril au préfet que ‘ « la municipalité [a] le vif désir de voir rapporter une telle mesure [...] ; elle est disposée à offrir, en échange et en compensation des objets qui seraient laissés en place, un poids égal de bronze que nous recueillerons auprès de nos concitoyens ’ ‘ 459 ’ ‘  ».

Mais le représentant de Vichy informe immédiatement Cocat que ‘ « par lettre en date du 28 février 1942, les bronzes du monument des Trois Ordres devront être enlevés ». Malgré le ton poli, il est impossible de transiger. L’arrangement que proposait Cocat, espérant sauver un monument qui célèbre la Révolution de 1789 et qui rappelle à Grenoble qu’elle en fut le point de départ en 1788, est rejeté. Les huit motifs « Sphinx et Triton », qui représentent mille six cent quatre-vingts kilos de bronze, seront enlevés le 22 juillet 1942. La scrupuleuse décharge qu’adressa l’entreprise (« les établissements Julien et Girard ») chargée de l’opération au maire précise qu’entre le 30 mai et le 22 juillet, ce sont ainsi plus de quatre tonnes de bronze qui seront enlevées 460 .

Il semble évident que des impératifs matériels et des motifs politiques président ensemble à ces opérations d’enlèvement. Les choix effectués parmi les statues grenobloises donnent raison à June Hargrove quand elle écrit que ‘ « la politique influença fortement les choix » ’. Ainsi, si aucune statue n’est déboulonnée en 1943, ce n’est certes pas qu’il n’y en a plus à Grenoble. C’est bien plutôt que celles qui restent – nombreuses et massives –, sont trop symboliques pour qu’on se risque à les démonter. A partir de 1943, en effet, la population supporte de plus en plus mal l’occupation allemande, effective sur l’ensemble du territoire depuis novembre 1942 (septembre 1943 pour Grenoble, après l’épisode italien). Vichy est à présent largement déconsidéré. Les autorités locales se souviennent alors de l’article paru en décembre 1941 dans La République. Elles se dispensent de défier trop ouvertement la mémoire grenobloise ; si Berlioz a été lui sacrifié sans trop de remous, Bayard est en revanche épargné.

Cependant, à Grenoble, on ne peut pas attenter, comme c’est le cas à Paris à travers la suppression des statues glorifiant les plus célèbres de ses hommes, à la mémoire de cette Troisième République tant haïe par Vichy. Tout simplement parce que Grenoble ne possède pas de statue de Gambetta, de Jules Ferry, ni d’Émile Zola 461 . Grenoble ne fournit pas aussi explicitement que Paris l’occasion de régler ‘ « ses comptes avec la France “de gauche”, dont le Front Populaire avait été la plus récente manifestation » ’ ; l’épuration idéologique menée contre la capitale ayant été particulièrement sévère selon Jacques Lanfranchi 462 . Néanmoins, la force avec laquelle Cocat essaie de préserver dans son intégrité sculpturale le célèbre monument des Trois Ordres, même s’il n’y parvient pas, et l’obstination manifestée en retour par Vichy pour procéder à sa destruction, prouvent qu’en cette occasion ce sont bien deux visions de l’histoire de France qui s’affrontent. C’est en mutilant sciemment l’intégrité de la mémoire statuaire grenobloise, à travers notamment l’enlèvement des « Sphinx et Tritons » du monument dédié à la Révolution, que Vichy entend frapper le sentiment collectif d’attachement républicain des Grenoblois. Encore convient-il de noter que l’on n’osera pas aller trop loin dans l’affront et qu’en définitive, la mémoire révolutionnaire et républicaine grenobloise sera plus égratignée que réellement blessée, Vichy ne pouvant que soustraire les ornementations les moins significatives du monument et n’osant pas, toucher à sa partie la plus emblématique et la plus allégorique.

C’est un peu la même politique de modération et de prudence qui valut à La République du 12 décembre 1941 de voir son second vœu en fin de compte exaucé. En effet, non seulement les statues de bronze honorant les poilus de 1914-1918 qui ornent la place centrale de chacune des communes de France seront, dans tout le département de l’Isère comme sur l’ensemble du territoire, épargnées, mais à Grenoble même, le monument des Diables Bleus, dont la fonte eût pourtant rapporté un poids conséquent de bronze, ne sera jamais touché. Georges Bois-Sapin 463 , quand il évoquait devant nous cette « peur » qu’avaient les Allemands d’approcher le monument des Diables Bleus, continuait d’exprimer, plus de quarante-cinq ans après, un fort sentiment de fierté devant la puissance symbolique des icônes tutélaires grenobloises que mettront si bien en exergue les journaux de la Résistance à partir d’août 1944. Le fait que les Diables Bleus n’aient été ni déboulonnés, ni profanés pendant toute la durée du conflit conforte en effet les Grenoblois dans la pensée que leur mémoire est sacrée et « intouchable », l’inviolabilité des Diables Bleus les vengeant en quelque sorte de quatre ans de brimades et de vexation. Et ce n’est pas sans raison par exemple que le point d’arrivée du défilé du 11 novembre 1943 sera fixé au pied de ce monument. La façon dont se dressait ce gigantesque chasseur alpin symbolisait pour Grenoble sa propre volonté de résistance.

Notes
449.

June Hargrove, « Les statues de Paris », in Les lieux de mémoire, II. La Nation, volume 3, Paris, NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque illustrée des Histoires », 1986, p. 243-282. Les pages 272 à 276 sont plus particulièrement intéressantes, desquelles sont extraites toutes les citations que nous empruntons au texte de l’historienne américaine.

450.

Robert O. Paxton, La France de Vichy . 1940-1944, op. cit.

451.

Lire à ce propos la contribution de Maurice Agulhon, « Les statues des grands hommes constituent-elles un patrimoine ? », in actes du colloque d’Annecy, L’esprit des lieux. Le patrimoine et la cité, sous la direction de Daniel J. Grange et Dominique Poulot, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, collection « La Pierre et l’écrit », 1997, p. 424-425 notamment, dans lesquelles l’historien cite une directive confidentielle d’Abel Bonnard écrivant qu’il faut écarter les « intrus et les indignes ».

452.

Bayard était seigneur de Pontcharra, Berlioz natif de la Côte-Saint-André.

453.

C’est en revanche Paris, la capitale, qui aurait du être le garant de la tradition nationale. Préservant les statues de Napoléon, Gambetta et Clemenceau, Paris aurait dû jouer le rôle de gardien du temple de la mémoire nationale, les villes de province, quant à elles, s’occupant de préserver la richesse de la mémoire française dans son éclatement et sa multiplicité.

454.

Archives Municipales de Grenoble, 1 M 86, « Statues. Impôt métal. Statues diverses envoyées à la fonte en 1942-1944. Monuments divers ».

455.

Laquelle informe Vichy qu’elle préfère être payée, ne serait-ce que 30 francs le kilogramme de bronze, plutôt que de voir les statues grenobloises remplacées par de pâles et friables imitations. AMG, ibidem.

456.

Dans le rapport qu’il présenta au Comité Actif du Comité Départemental de l’Isère de la Libération Nationale, Pierre Flaureau (Pel dans la clandestinité), responsable de l’exécutif du comité clandestin, écrivait le 5 mai 1944 : « Nous vous proposons, pour inciter nos populations à une action immédiate généralisée qui sera, si nous le voulons, elle aussi victorieuse, d’utiliser comme tremplin pour porter l’agitation parmi elles l’impôt métal dont l’impopularité est égale à celle de la gabelle sous l’ancien régime [...]. » Document prêté par Paul Billat.

457.

AMG, 1 M 86.

458.

Pour cette année, les enlèvements du 30 mai et du 22 juillet sont ici confondus.

459.

Le maire avait déjà, en décembre 1941, adressé une lettre en ce sens au préfet. Voir en annexe n° V celle qu’il envoie au préfet en mai 1942.

460.

Une quatrième et dernière opération d’enlèvement aura en effet lieu, au printemps 1944. La lettre qu’adresse, le 28 avril 1944, le Commissariat à la Mobilisation des Métaux non ferreux au maire de Grenoble sonne comme un appel au secours : « [...] je vous serais infiniment reconnaissant si vous pouviez rapidement mettre à notre disposition 5 ou 6 tables qui nous font absolument besoin. » AMG, 1 M 86.

461.

Les rues et places dédiées à Victor Hugo, Jules Guesde, etc. connaîtront elles un sort funeste (cf. infra, notre chapitre consacré à la toponymie urbaine).

462.

Jacques Lanfranchi, Les statues de Paris, thèse multigraphiée, Paris I, 1979 ; cité par June Hargrove, op. cit., p. 275.

463.

Georges Bois-Sapin, entrevue du 4 février 1991.