2 – Croire en la valeur de la communauté : l’exemple du 11 novembre 1943.

Au cœur de la mémoire grenobloise de la Deuxième Guerre mondiale et de la Résistance, se situe la manifestation du 11 novembre 1943. Avec la « Saint-Barthélemy grenobloise », la bataille du Vercorset la Libération de Grenoble, cet épisode constitue en effet l’un des quatre piliers principaux de la mémoire collective locale de la Deuxième Guerre mondiale. Et c’est peut-être le plus important de ces quatre événements parce que, précédant les trois autres, il en conditionne l’existence : nous verrons ainsi que pendant très longtemps et sûrement jusqu’à nos jours, lors des cérémonies commémoratives du 11 novembre, le rappel de l’épisode particulier du 11 novembre 1943 est constant et a même tendance à prendre le pas sur la destination classique de cette journée commémorative nationale.

Néanmoins, avant de s’intéresser à la « mémoire » de cet événement, il convient de s’attacher à l’étude de son déroulement, pour repérer là encore une nouvelle originalité grenobloise : le 11 novembre 1943 fournit l’occasion d’affirmer l’absolue cohésion de la communauté grenobloise unie dans sa volonté de résistance.

Le 11 novembre 1943 marque, on le sait, le vingt-cinquième anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918. Naturellement, le régime de Vichy a, sur injonction directe de l’occupant allemand, interdit de célébrer cet anniversaire par quelque manifestation que ce soit. Cependant, voyant là l’occasion unique de stigmatiser l’antipatriotisme de la Révolution Nationale, mais aussi de prouver son existence ainsi que sa force, le Conseil National de la Résistance prend l’exact contre-pied de Vichy. Malgré certaines réticences venant de l’extérieur et en particulier des autorités britanniques, le CNR lance le mot d’ordre de marquer, sur tout le territoire français et sous toutes les formes possibles, l’anniversaire du glorieux 11 novembre 1918 470 . Il ne faut donc pas penser que l’épisode grenoblois fut unique. Même si, en 1944, on cherche à prouver l’antériorité du sentiment grenoblois de Résistance, de nombreuses autres villes manifestèrent la vitalité de la Résistance dans leur région, le cas d’Oyonnax, qui fut libérée et « tenue » par les résistants de l’Ain pendant toute la journée du 11 novembre 1943 étant le plus célèbre 471 .

Mais le 11 novembre 1943 à Grenoble est une manifestation originale parce qu’elle fait se télescoper – ou plutôt se chevaucher –, en plein cœur de la guerre, les trois temps chronologiques. Le Passé, le Présent et le Futur se rencontrent en effet ce jour-là pour présider ensemble à la manifestation, qui se fait tour à tour cérémonie commémorative, puis assemblée publique de la Résistance et enfin prédiction historique audacieuse 472 .

C’est bien le respect du Passé qui fournit tout d’abord aux Grenoblois de 1943 une excellente occasion de se retrouver autour d’une date qui leur rappelle toute la valeur symbolique d’un événement véritablement constitutif de leur identité collective. Le 11 novembre 1943, c’est au tout premier degré l’occasion de commémorer l’armistice de 1918 qui leur est offerte. En lisant l’affiche qui fut placardée par la Résistance sur les murs de toute la ville quelques jours avant le 11 novembre, on constate ainsi que pour ses concepteurs, il s’agit, ‘ « à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la victoire de 1918 », de se réunir « pour honorer la mémoire de tous nos héros morts pour la liberté et l’indépendance de la Patrie ’ ‘ 473 ’ ‘  ».

Ainsi, la manifestation du 11 novembre s’apparente-t-elle presque à une cérémonie commémorative classique. On s’efforce même de renouer pour la circonstance avec le rituel et l’attirail des symboles commémoratifs d’avant-guerre : ‘ « Jeudi 11 novembre ! Pavoisez ! Arborez les Trois Couleurs ! Fleurissez les Monuments aux Morts ! »

Bien sûr, ces symboles prennent une résonance toute particulière en 1943. De même, le glissement syntaxique est patent, par exemple, quand on choisit d’évoquer la Victoire – et non l’Armistice – de 1918. Volontairement, les tracts diffusés dans toutes les boîtes aux lettres n’évoquent pas la stricte vérité historique du 11 novembre 1918, c’est-à-dire la conclusion de l’Armistice. C’est un terme jugé trop pauvre pour qu’on l’emploie en 1943 et on lui préfère logiquement celui de Victoire.

La première partie du message délivré pendant la manifestation du 11 novembre 1943 est donc claire : l’occupation ne doit pas nous empêcher de nous souvenir de la Victoire de 1918.

La mémoire des Poilus de 1914-1918 sert, dans un deuxième temps, d’instance de légitimation au combat actuel que les résistants mènent une fois de plus contre le même ennemi. Si on se retrouve le 11 novembre 1943, c’est donc aussi ‘ « pour manifester, au chant de la Marseillaise, notre ardente volonté de combattre pour redonner à la Patrie forgée dans le sang de nos pères et de nos martyrs, sa liberté, son indépendance et sa grandeur ».

Le Présent, c’est donc la lutte contre l’occupant mais aussi contre Vichy (« [...] les traîtres à leur solde »), largement justifiée par l’évocation du sacrifice des combattants de 1914-1918, présentés comme les parfaits modèles des résistants de 1943.

L’amalgame est d’ailleurs subtilement opéré entre les deux héroïsmes ; c’est le sang versé par « nos pères et nos martyrs » (sous-entendus pour ce dernier terme, ceux qui se battent actuellement) qui rassemble dans un même combat mené contre l’ennemi héréditaire, deux générations de Français. On aperçoit déjà là, en filigrane, ce qui, une fois validée par la caution gaullienne, constituera l’un des mythes essentiels autour desquels s’organisera la mémoire nationale de la Deuxième Guerre mondiale, cette image pieuse d’une « guerre de Trente Ans », qui consiste à dire aux Français que depuis 1914 jusqu’en 1944-1945, par-dessus toutes les vicissitudes, on n’a en réalité mené qu’une seule et même lutte contre les Allemands.

D’autre part, manifester le 11 novembre, c’est effectivement prendre part à la lutte, faire consciemment acte de résistance. Il s’agit aussi pour la Résistance grenobloise de montrer sa force, c’est-à-dire de se compter, et de grossir ses rangs en conférant à l’opinion publique grenobloise, même si très ponctuellement, le rôle d’un adjuvant numérique massif. Rappelons d’ailleurs que la puissance symbolique attribuée à la victoire du 11 novembre 1918 est d’autant plus importante que, depuis un an jour pour jour, Grenoble subit l’occupation des troupes ennemies (il y a deux mois que les Allemands ont remplacé les Italiens). Roger Martinelli, qui fut longtemps président de l’Amicale des Déportés Résistants et Familles du 11 novembre 1943, nous disait ainsi que le 11 novembre 1943 fut ainsi une occasion de faire oublier le 11 novembre 1942 474 .

Le deuxième volet du message est alors tout aussi clair que le premier : on proclame le 11 novembre 1943 qu’il faut saisir l’occasion du souvenir de la victoire de nos pères pour s’affirmer ensemble contre l’occupant et Pétain.

Enfin, troisième et dernier temps, la manifestation du 11 novembre permet d’anticiper sur le Futur. On saisit l’extraordinaire prétexte que fournit cette date ‘ « pour préparer et hâter la prochaine victoire de la France sur les barbares Nazis et les traîtres à leur solde ».

La vertu pédagogique attribuée à la victoire du 11 novembre 1918 est aussi une leçon d’histoire in vivo qui fonctionne d’autant plus efficacement que l’on souhaite avec force la victoire future. L’occasion est trop belle, le 11 novembre 1943, de clamer, à la lumière de celle de 1918, sa foi en ‘ la « Prochaine Victoire de la France ». C’est justement parce qu’on a si bien su établir la filiation des Pères Poilus de 1918 aux Fils résistants de 1943 que la victoire ne peut faire aucun doute. Le texte de la Citation à l’ordre de l’armée attribuée à la ville de Grenoble ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui rappelle que, « bravant les interdictions formulées par l’envahisseur et ses complices, Grenoble a manifesté le 11 novembre 1943 sa certitude en la victoire et sa volonté d’y prendre part 475  ». Les membres de l’Amicale des Déportés du 11 novembre 1943 que nous avons rencontrés ont très bien résumé la chose en disant que leur manifestation était organisée par « les vainqueurs de demain en l’honneur de ceux de 1914-1918 »,formule d’ailleurs très proche de celle qui figurait sur la gerbe en forme de croix de Lorraine que déposèrent les maquis de l’Ain au monument aux Morts d’Oyonnax, ce même 11 novembre 1943 476 .

C’est donc bien à ce moment-là, quand on évoque le Futur, que la manifestation prend toute son ampleur et toute sa signification. La fonction de Mémoire du Passé et celle d’Action du Présent se conjuguent pour permettre le Pronostic de la Victoire dans un proche avenir. Le message, cette fois-ci définitivement complété, apparaît dans toute sa cohérence, qui est alors le suivant : en agissant contre l’occupant en souvenir de l’exemple de nos pères, la Victoire ne peut nous échapper.

On sait que les Allemands réagirent brutalement à cette action symbolique. Coincés contre le monument des Diables Bleus, but ultime de leur rassemblement, plusieurs centaines des quelque deux mille manifestants présents furent arrêtés. A peu près quatre cents furent déportés, dont une petite centaine à peine revint des camps 477 ...

Cependant, comme nous le disait si justement et avec une juste fierté Roger Martinelli, ‘ « Grenoble avait affirmé sa cohésion patriotique et résistante ».

Notes
470.

Voir Jean-Pierre Azéma, De Munich à la Libération..., op. cit., p. 253-255.

471.

Sur l’épisode d’Oyonnax et ses traces dans la mémoire locale et nationale, lire le texte de Patrick Vavre, « L’Ain », in La mémoire des Français. Quarante ans de commémorations de la Seconde Guerre mondiale, (collectif), Éditions du CNRS, Centre Régional de Publication de Paris/IHTP, 1986, p. 335-342.

472.

D’ailleurs, le 14 juillet 1943 avait, la même année, déjà fourni aux résistants l’occasion d’investir l’espace public grenoblois pour manifester contre Vichy et les Allemands, sans que cela ne donne lieu à d’importantes mesures de représailles. Il en fut de même pour l’anniversaire de Valmy (voir la reproduction en fac-similé des tracts édités pour l’occasion par la Résistance communiste et leur description par Olivier Vallade, in Robert Benoît (dir), Gil Emprin, Philippe Barrière et Olivier Vallade, Vivre libre ou mourir. Tracts de la Résistance en Isère. 1940-1944, op. cit., p. 15). Et encore en 1944, un rapport des Renseignements Généraux rappelle à propos du 14 juillet que rien n’est à signaler, « aucun incident, sauf à La Mure (à peu près 150 FFI ont défilé, déposé une gerbe, observé une minute de silence, après avoir rendu le salut aux couleurs) » et qu’« à Grenoble, la population se conformant aux instructions du Comité de la Libération de l’Isère, diffusées par tracts [...] s’est abstenue de sortir en ville de 14 h à 18 h [...]. A la réflexion, certaines personnes se sont demandées si le tract en cause n’émanait pas d’organisations opposées à la Résistance [...] » ; ADI, 54 M 34.2, « Police Générale. Fête nationale du 14 juillet. 1940-19.. ».

473.

Affiches, affichettes et tracts consultables au musée de la Résistance et de la Déportation de Grenoble.

474.

Première entrevue le 12 juin 1991, suivie de nombreux échanges par la suite.

475.

Il s’agit de la citation n°92 (régularisée par le décret n° 48-1434 du 16 septembre 1948) à l’Ordre de l’armée, comportant attribution de la Croix de Guerre avec Palme, à ne pas confondre avec celle qui accompagne l’entrée de la ville dans l’Ordre (très fermé, mais « privé »...) des Compagnons de la Libération.

476.

« Les vainqueurs de demain à ceux de 1914-1918 ».

477.

Même si les estimations varient selon les sources, le chiffre le plus proche de la réalité semble être celui de 398. Lire, de Pierre Broué, « La manifestation du 11 novembre 1943 à Grenoble », inspiré par l’étude entreprise sous sa direction en 1974-1975 par deux étudiants de l’IEPG (Evelyne Galéra et Jean-Louis Vercruyssen), in Mémoires de Déportés. 1945-1995, Éditions Cent Pages, 1995, p. 17-28.