B – Une volonté de sureprésentation mémorielle ?

En nous gardant de vouloir anticiper sur les conclusions de la partie que nous consacrons à l’examen des Lieux du souvenir et de mémoire (cf. infra, « La Pierre et les murs »), il semble évident que, dans l’immédiat après-guerre, Grenoble cherche à s’imposer à tout un département et au-delà à toute une région (c’est-à-dire, grosso modo, le Dauphiné), comme l’incontournable pivot mémoriel local.

Cette volonté d’affirmation mémorielle se fonde sur un double mouvement qui permet à Grenoble de s’imposer d’abord à son agglomération, mais aussi aux maquis environnants et à l’ensemble du département (avant éventuellement d’envisager d’autres frontières).

Soit Grenoble attire à elle les mémoires disons « corporatistes » du conflit (postiers, cheminots, policiers), qui ne peuvent guère espérer obtenir une reconnaissance publique et officielle que si elles savent se rendre visibles au sein de l’espace grenoblois (par la tenue de cérémonies commémoratives propres à leur groupe et surtout par l’érection de monuments commémoratifs) qui est très rapidement perçu par tous, à partir de la visite de De Gaulle comme une « ville-mémoire » à ciel ouvert. Des mémoires légèrement allogènes s’inscrivent aussi au cœur de la ville, drainées en quelque sorte par la force d’attraction grenobloise et le potentiel de forte représentativité symbolique qu’offre la ville. C’est le cas notamment du Vercors, dont quelques uns des principaux lieux du souvenir ou de mémoire (le « Monument à la mémoire de 20 patriotes du Vercors, fusillés par les Allemands le 14 août 1944 », cours Berriat ; la stèle Chavant 513 ).

Soit Grenoble se « déplace », confirmant par l’intermédiaire symbolique de la présence du préfet ou/et de tels hauts responsables militaires venus de Grenoble, la reconnaissance que la « Capitale de la Résistance » délivre à telle mémoire locale. Qu’aurait en effet valu l’inauguration du « monument à la mémoire des aviateurs anglais morts à Saint-Georges-d’Espéranche le 17 septembre 1943 » si Reynier n’y avait pas assisté le 29 octobre 1944 514  ?

Pour banale qu’elle puisse paraître (après tout, Grenoble est la plus grande ville de la région et c’est là qu’il faut être si l’on veut se faire entendre...), cette idée selon laquelle Grenoble cherche, intuitivement, le plus tôt possible, à s’imposer comme la capitale de mémoire du département (et un peu plus...), permet de signaler la précocité, la force et la permanence dans la durée des rivalités mémorielles entre des régions ou des zones d’influence limitrophes (Lyonnais/Vercors/Dauphiné mais aussi Savoies avec Les Glières) au vécu résistanciel particulièrement important.

Et les lignes de partage ne sont d’ailleurs pas faciles à établir au sein des mémoires régionales, comme l’illustre la concurrence qui a brièvement opposé à la Libération Grenoble à Lyon pour l’accession au firmament du panthéon résistant régional et national.

Notes
513.

Voir infra, notre chapitre sur le Vercors, pour une analyse plus détaillée. Notons cependant que les deux monuments sont inaugurés aux extrémités chronologiques de la période que nous envisageons (le 14 août 1946 pour le premier ; à la fin de la décennie soixante pour le second), ce qui confirme la permanence de l’attractivité grenobloise.

514.

ADI 2696 W 75, « Résistance. Erection de monuments ».