C – Grenoble en concurrence avec Lyon.

Envié, le titre de Capitale de la Résistance l’est à un tel point qu’il suscite quelques querelles pour son attribution. En effet, à partir de 1945 et très nettement en 1946, si on hésite à présent à parler de Grenoble Capitale de la Résistance et qu’on préfère employer l’expression Grenoble-la-Résistante, c’est que le statut tant désiré de Capitale de la Résistance a clairement été conféré à Lyon. Et, suprême offense, c’est le général de Gaulle qui a autorisé l’autre grande ville de la région, la première, en importance, des métropoles régionales, Lyon, à se parer de ce titre 515 .

Grenoble n’en peut mais. Reste que la déception est bien sûr énorme. Cette distinction dont elle voulait absolument se prévaloir pour pouvoir se démarquer par le haut du reste de la Résistance de l’intérieur, lui échappe. De plus, elle va couronner la ville qui, depuis toujours, joue le rôle de sa rivale privilégiée. Les anciens résistants que nous avons rencontrés sont sur ce point tous unanimes, même si leur jugement est bien sûr à la fois tardif et subjectif. Ils n’admirent que très difficilement ce que Gustave Estadès appelle carrément une « dépossession ». Ainsi, lors du discours qu’il prononce pour les deuxièmes fêtes de la Libération, le nouveau maire, Martin, pourtant très investi dans la Résistance et fier de la place qu’y occupe sa ville, ne parle plus de Grenoble Capitale de la Résistance comme l’avait fait Lafleur quelques mois auparavant. Le préfet Reynier, ex-commandant « Vauban » dans la clandestinité, se contente, lui, de parler de Grenoble qui fut «  une  » capitale de la Résistance 516 . Deux ans après le 22 août 1944, les titres de la presse grenobloise traduisent parfaitement ce glissement sémantique, qui n’emploient plus du tout l’expression 517 . Cette légère mais révélatrice dérive du vocabulaire, qui conduit Grenoble du statut, mythifié dans l’urgence, de Capitale de la Résistance à celui, moins exceptionnel, de Grenoble-la-Résistante, s’accentue encore un peu plus quand on se met à parler de Grenoble Capitale des Maquis et confirme en tout cas cette idée selon laquelle la ville, si elle n’est donc pas la Capitale historique de la Résistance française, veut être celle de la mémoire de la Résistance. A vrai dire, nous n’avons rencontré cette appellation qu’à partir de 1946, date à laquelle elle est de temps en temps repérable dans la presse, notamment lors des commémorations en l’honneur du Vercors (sur les rivalités mémorielles géographiques autour du Vercors, cf. infra). Toujours est-il que le débat animait encore au début des années 1990 la communauté résistante de Grenoble. Gustave Estadès nous confiait, en nous entretenant de la rivalité mémorielle qui opposait toujours Lyon et Grenoble : ‘ « Lyon nous reproche de nous intituler Capitale de la Résistance. Si elle soutient être Capitale de la Résistance, alors, nous, on est la Capitale des Maquis ’ ‘ 518 ’ ‘ ! » ’ La juste répartition des titres semblait donc, avant le cinquantenaire 519 , en voie d’acceptation, même si Grenoble et sa région ne gagneraient peut-être pas à un attentif examen comparatif avec d’autres régions maquisardes, comme la Haute-Vienne par exemple. Ainsi, précautionneusement critique envers la ville qu’il aime tant, Vital Chomel 520 nous disait qu’après tout, Limoges pouvait tout autant que Grenoble prétendre au titre de Capitale des Maquis mais que, par contre, le statut de Capitale de la Résistance devait incontestablement revenir à Lyon.

Cependant, y compris au sein des mouvements de Résistance du département, des voix discordantes s’élevaient il y a encore peu pour contester à Grenoble sa volonté de prééminence. Georges Ivanoff 521 nous disait dans ce sens que Grenoble ‘ « n’a jamais pu prétendre au titre de Capitale de la Résistance, mais que, en revanche, elle a voulu créer un mythe autour d’elle, pour qu’on ne parle que d’elle » ’. Il déplorait amèrement que l’on se focalise ainsi sur Grenoble au détriment d’autres villes et secteurs, et notamment de Bourgoin, où la Résistance fut très active, mais semble se rattacher, dans la mémoire, à la sphère d’influence lyonnaise. C’est à notre sens mal mesurer à la fois la forte attraction logiquement exercée dans cette région du Nord-Isère par Lyon qui jouit de sa proximité géographique naturelle et le surcroît de centralisme mémoriel auquel s’astreint en retour Grenoble pour tenter d’y répondre efficacement.

La froide logique du découpage administratif ne s’impose donc pas à la perception qu’ont les acteurs de leur engagement, ce qui inaugure une forme inédite de rapports mémoriels centre/périphérie. Le secteur VII se sent ainsi paradoxalement isérois mais oublié par Grenoble et en butte aux tentatives de captation lyonnaise. C’est à peu près le même type de relation ambiguës qui se mettent en place à propos du Vercors, dont on ne sait pas s’il est lyonnais, grenoblois et isérois, ou drômois, comme on le verra.

En outre, il faut reconnaître que nous sommes là dans le domaine, difficile d’approche et infiniment volatile, de la perception plus ou moins irrationnelle de la valeur et de la place qu’une population accorde à sa propre région au sein d’un complexe système de hiérarchie où se mêlent les concurrences géographique, administrative, culturelle, etc. C’est ce qui nous conduit à penser qu’au bout du compte, même si sur le plan objectif de la stricte comptabilité honorifique, Grenoble et l’Isère l’emportent (quatre décorations gaullistes de première importance), au niveau subjectif, les quelques mots prononcés par de Gaulle en septembre 1944 disqualifient les prétentions grenobloises, d’autant plus qu’elles s’étaient d’emblée fixées à haute altitude (la presse, la tonalité générale des discours prononcés après 1945 lors des cérémonies commémoratives, les entrevues que nous avons eues avec les responsables d’associations d’anciens résistants nous le prouvent) 522 .

Grenoble a perdu cette première bataille de mémoire.

Notes
515.

Grenoble avait fait la sourde oreille quand déjà, lors de sa visite dans la Capitale des Gaules, mi-septembre 1944, c’est-à-dire près de deux mois avant de se rendre à Grenoble, Charles de Gaulle avait montré une nette préférence pour Lyon. Une des photographies qui composent l’opuscule intitulé Le Général de Gaulle à Lyon (slnd, achevé d’imprimer le 14 septembre 1944, il est consultable au musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère; est-ce un supplément du Progrès, rien ne l’atteste) était ainsi légendée : « Avant de repartir, le général de Gaulle cite à l’ordre de l’armée plusieurs des meilleurs maquisards de l’Isère qui ont eu l’honneur d’entrer les premiers à Lyon [...] » (souligné par nous). Voir, sur cette inégale concurrence mémorielle, en annexe n° VI, le discours du général de Gaulle.

516.

Discours officiels retranscrits par toute la presse le 23 août 1946 ; souligné par nous.

517.

A noter la position encore une fois marginale du Travailleur Alpin qui semble pris à contre-pied, titrant : « 4 juillet 1944. Les F.T.P.F. attaquaient l’ennemi près d’Uriage . Coût : Boches et Miliciens, 28 morts, 22 blessés » (même s’il essaye encore dans les pages intérieures de ce même numéro, de perpétuer le mythe de Grenoble Capitale de la Résistance).

518.

Ce que d’ailleurs, dès 1943, les Français de Londres avaient dit sur l’antenne de la BBC.

519.

Qui ne semble pas avoir relancé une polémique de toute façon circonscrite à quelques initiés.

520.

Monsieur Vital Chomel, Directeur honoraire des Archives Départementales, membre du Conseil scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère. Première entrevue le 22 mai 1991 suivie de nombreuses autres depuis.

521.

Georges Ivanoff, Président des Anciens du Secteur VII, membre du Conseil scientifique du musée de la Résistance et de la Déportation ; réponse manuscrite du 29 avril 1991 et nombreux entretiens téléphoniques par la suite.

522.

Laurent Douzou nous disait au contraire qu’à son avis, le poids des distinctions gaullistes permet à Grenoble de l’emporter sur Lyon. Entrevue du 31 mars 1999.