« Au nom de la mémoire… ». Un chœur à trois voix.

La Libération à peine acquise, la préoccupation de mémoire (construire un discours à la double vocation explicative et revendicative sur les événements qui viennent de s’écouler et mettre en place les instances chargées de le propager) se fait soudainement plus urgente, d’un coup plus évidente. La mémoire historique de la nation s’épaissit immédiatement – il faut en effet insister sur la rapidité du processus – de la richesse de ce dernier épisode d’exception, de ces quatre ans de conflit au cours desquels, comme on vient de le voir, la Résistance a su, consciente de sa valeur dynamique, enrôler la mémoire parmi l’arsenal de ses armes privilégiées afin de lutter le plus efficacement possible contre l’occupant et le régime de Vichy. Cela ne signifie pas pour autant que la mémoire intègre cette séquence dans toute sa complexité historique, ni surtout que le discours qu’elle autorise – qui est déjà une forme de reconstruction – se dise d’une façon univoque.

Ce sont quatre voix, ou plutôt quatre types de voix, émanant chacune d’acteurs de mémoire de nature éminemment différente, qui se font entendre de manière prioritaire, soucieuses de rapidement proposer leur vision du conflit.

Il y a d’abord celle, démesurément amplifiée, qui appartient à l’État et qui, forte de ses relais légaux, parvient à s’élever la première, si ce n’est la seule. L’enjeu pour l’État est évident qui consiste à affirmer d’emblée sa prééminence en matière de décryptage de l’événement, de monopole dans la délivrance des leçons historiques qu’il faut savoir en tirer et d’encadrement sévère des vecteurs et supports de mémoire.

Simultanément, résonne l’écho parfois fragmenté et contradictoire de la voix des associations. Souvent catégorielles et très souvent catégoriques, les nombreuses associations qui voient le jour à la Libération sont autant de lieux du souvenir (dans le sens d’endroits où des personnes ayant en commun la même expérience peuvent se retrouver au nom de ce patrimoine qu’elles seules partagent) à la sociabilité particulière doublés de moteurs de mémoire (leur raison d’être est au cœur des enjeux de mémoire, puisqu’elles sont chargées de défendre « contre » un présent par définition évolutif et oublieux, un héritage, un capital mémoriel) au fonctionnement interne intéressant à étudier. Là s’élaborent en effet non pas un mais bien des discours, qui parlent non pas d’une mais de plusieurs « Résistances », de plusieurs « Déportations ». Le discours associatif évoque d’autres expériences, elles aussi plus ou moins directement liées au conflit (Résistance, étrangers, requis du STO, etc.) et qui, même si elles semblent se situer à la marge, contribuent à influer sur la vision globale du conflit que développent les Grenoblois, après que celui-ci est terminé.

La troisième voix est en réalité un groupe de voix. Les partis politiques, les syndicats, les Eglises (toutes les « forces vives » de la Nation ?), mais aussi des personnalités intervenant en leur nom propre et des individualités à la stature publique reconnue, composent cette nébuleuse qui elle non plus ne s’exprime pas d’une seule voix. Mais ces voix-là, à leur place et selon la thématique qui leur est propre (politique, sociale ou morale), ont à dire sur l’événement qui s’achève et leurs propos participent de sa codification mémorielle. Pour être moins puissant que l’État et a priori moins directement concerné que les associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre, les animateurs de ce groupe sont cependant importants aux yeux de la population. Celle-ci est en effet d’autant plus fondée à les écouter qu’elle a l’habitude de les considérer comme des « leaders d’opinion », classiquement en charge de lui expliquer le monde, ce qu’aucun ne se prive de faire à la Libération.

Il existe un quatrième acteur de mémoire, qui n’arrive paradoxalement guère à se faire entendre. La voix de la Résistance ne parvient en effet qu’étouffée aux oreilles de la population parce que son message souffre d’un triple problème de définition (que dire au nom de la Résistance ?), d’identification (un parti politique qui se réclame de la Résistance, est-ce la Résistance ?) et progressivement de crédibilité (les difficultés à faire perdurer l’Union ne serait-ce qu’au sein des organisations mises en place à cet effet discréditant peu à peu son propos). La voix de la Résistance n’est certes pas muette, et on a de très nombreux exemples de la fréquence avec laquelle elle s’adresse à l’opinion. Mais alors qu’elle est pourtant la plus autorisée, elle peine à s’imposer. Et c’est peut-être là un des aspects les plus intéressants de notre étude, qui consiste à examiner si, l’évidence de la pluralité des discours sautant aux yeux, il y eut ensuite concurrence (et si oui jusqu’à quel point) entre les acteurs de mémoire. Chaque voix correspond-elle à un niveau de compétence particulier et respecté en cela même qu’il est différent des autres ou aboutit-on au contraire à une « dépossession » de parole qui s’exercerait au détriment de la Résistance et au profit d’acteurs et d’instances de mémoire disons plus « classiques » et plus aisément contrôlables ? Ces discours, entre l’été 1944 et la fin de l’année 1946, s’articulent-ils harmonieusement ou se chevauchent-ils dans la cacophonie, là réside toute la question.