I – L’État, le premier ou le seul ?

Ce qui est évidemment le plus spectaculaire à propos de l’État, considéré du point de vue de son rôle d’acteur de mémoire, c’est sa volonté de prédominance. Intervenir dans le champ de la mémoire, c’est pour lui un moyen privilégié d’affirmation. Bâtie autour de trois points (restauration de sa puissance, contrôle, mise en place du mythe de la « Guerre de Trente Ans »), cette position de principe – toujours être le premier – est très visible quand on l’envisage depuis Grenoble.

L’État n’a en effet de cesse d’exercer son monopole de contrôle et de surveillance sur la Résistance, multipliant à son propos les demandes de renseignements et les enquêtes. Ainsi, les rapports mensuels du préfet au ministre de l’Intérieur sont-ils établis selon une procédure très précise et un ordre de structuration qui n’omettant quasiment aucun domaine de la vie publique, permet de dresser un panorama complet de l’activité du département. La sur-représentation des rubriques consacrées à la vie de la Résistance est évidente puisque 2 sur 12 des chapitres que comporte chaque rapport mensuel lui sont exclusivement dédiés (ces 12 chapitres sont les suivants : I. Situation générale ; II. Fonctionnement de l’administration régionale et des administrations départementales et communales ; III. Assemblées Municipales ; IV. Répression de la Collaboration ; V. la Résistance ; VI. Les forces armées de la Résistance ; VII. La vie politique ; VIII. La presse et la radio ; IX. La vie économique et sociale ; X. Etat sanitaire ; XI. Assistance aux prisonniers, déportés et réfugiés ; XII. Relations avec les autorités civiles et militaires) 524 . Fait significatif s’il en est, le chapitre V consacré à la « Résistance » disparaîtra des rapports préfectoraux à partir de juillet 1945, ce qui permet de dater avec une certaine précision la fin « officielle » de la réalité du phénomène Résistance (quelques mois avant les premières élections d’envergure) aux yeux des autorités…

A peu près à la même date, le ministre de l’Intérieur Tixier exige qu’on le tienne au courant par le menu des préparatifs provinciaux des États Généraux de la Renaissance Française. Le 20 juin, il envoie aux Commissaires Régionaux de la République ainsi qu’aux préfets une circulaire en quatre points, demandant aux administrateurs du territoire de ‘ « [...] [m’]adresser un rapport spécial sur la préparation, dans votre département et votre région, des États Généraux de la Renaissance Française ». Le premier point de ce courrier officiel est particulièrement intéressant, qui illustre encore une fois la détermination de l’État à surveiller les conditions du « Renouveau français » quand il demande ‘ « quels éléments participent à la préparation des États Généraux de la Renaissance Française : mouvements de Résistance, partis politiques, syndicats ouvriers, comités de libération, municipalités, etc. ’ ‘ 525 ’ ‘  ».

Pour Paris, il est hors de question de se laisser déborder par la province. Tout est affaire de centralisme étatique. Et ce jacobinisme politico-administratif acharné s’exerce également dans le domaine stricto sensu de la politique de mémoire. On le verra à l’œuvre notamment à travers l’étude des principaux vecteurs et supports de mémoire, qui n’échappent pas à la mainmise de l’État (cf. infra, « Pratiques, supports et vecteurs de mémoire(s) : la ville comme « espace–mémoire ») ; mais il est tout aussi présent dans d’autres compartiments de cette politique globale de codification mémorielle peut-être a priori moins spectaculaires que les cérémonies commémoratives ou l’érection de monuments commémoratifs.

Notes
524.

C’est en septembre 1944 que le ministre de l’Intérieur adresse aux Commissaires Régionaux de la République la circulaire qui détermine la façon dont doivent être rédigés les rapports que les préfets adressent mensuellement à Paris. ADI, 52 M 172, « Rapports mensuels du préfet au Ministre de l’Intérieur et les rapports des sous-préfets au préfet, 1944-1945 ».

525.

ADI, 52 M 169, « Correspondance générale. États Généraux Renaissance Française. 1945 ». De fait, les Renseignements Généraux vont s’acquitter avec zèle de leur tâche, dépêchant des enquêteurs dans chaque région. Le compte rendu qu’ils adressent à Reynier comporte le nom des délégués envoyés par l’Isère à Paris pour la tenue des États Généraux du 10 au 14 juillet et précise que les plus actifs sont « le C.D.L.N., la Commission de Reconstruction Économique, le P.C., la S.F.I.O., le F.N., le M.L.N., la C.G.T. et le Syndicat National des Instituteurs (Section de l’Isère) ». Il donne également la liste complète des associations qui étaient présentes à l’assemblée grenobloise du 28 juin 1945, insistant sur le rôle joué notamment par « Peuple et Culture, les Prisonniers de Guerre, les Déportés et Internés Politiques, etc. ». Le Délégué officiel de l’Isère est Bonamy, Président du CDLN.