A – Décorer et distinguer.

Ainsi, il est intéressant d’envisager la façon dont s’établissent par exemple les dossiers individuels de décoration des résistants. Il n’intervient point de hasard dans le libellé des textes qui accompagnent les distinctions honorifiques car l’État se charge de les encadrer. Il existe en effet une commission chargée, par le préfet, sur instruction officielle de son ministre de tutelle 526 , d’examiner les propositions pour la ‘ « Médaille de la Résistance ou toutes autres récompenses de faits de résistance » ’. Elle est dirigée par le Président du CDLN, Bonamy 527 . Toute la procédure de constitution des dossiers et d’attribution des distinctions est définie par des circulaires très précises : la première est attribuée le 15 octobre 1944 puis une deuxième paraît le 13 décembre 1944 et encore une troisième, le 16 février 1945. Le 29 octobre 1945, Reynier lit dans son courrier officiel, à propos des conditions mises à la « Reprise de l’attribution de la Médaille de la Reconnaissance Française » : ‘ « Au cours des épreuves que la France a traversées pendant les années 1939-1945 de multiples initiatives ont surgi de tous côtés et se sont consacrées à venir en aide par tous les moyens à la cause française. Tous ces gestes bénévoles méritent un témoignage public de reconnaissance. Il a donc semblé opportun au Gouvernement de reprendre dès maintenant l’attribution de la Médaille de la Reconnaissance Française […] ’ ‘ 528 ’ ‘ . » ’ Cette décision marque une première rupture. Elle vise en fait à réduire le nombre de hautes distinctions (Croix de la Libération et Médaille de la Résistance notamment) accordées spécifiquement à la Résistance, en préconisant de revenir à un système de distinctions plus ordinaires, voire plus « banales » (la Médaille de la Reconnaissance Française n’a pas la même valeur loin s’en faut que les deux décorations citées plus haut…). L’État (le Gouvernement) se fait dès 1945 volontairement avare de ses récompenses, qu’il n’octroie plus qu’au compte-goutte à la Résistance. Les années 1946 et 1947, malgré les réticences des résistants, confirment cette gestion à la baisse de la reconnaissance publique de l’œuvre de la Résistance. En juin 1947, le ministre de l’Intérieur rappelle même à l’ordre ses préfets dans une circulaire aux incontestables accents comminatoires.

‘« Par circulaire télégraphique n° 82 du 8 avril 1947, je vous ai informé qu’aucune proposition pour la Médaille de la Résistance ne pourrait plus être adressée à mes services après le 1er mars 1947. Or, malgré ces instructions, je reçois encore de nombreux dossiers pour cette distinction. Je me vois donc dans l’obligation de vous confirmer qu’en application du décret du 16 janvier 1947, (J.O. du 17) qui a fixé au 1er avril 1947 la date limite d’attribution de cette distinction, il ne m’est pas possible de revenir sur cette distinction intervenue à la demande même de la Commission d’Attribution de la Médaille de la Résistance. Tous les candidats que vous pourriez encore avoir à me présenter devront, en conséquence, faire l’objet, si vous estimez indispensable de récompenser leur attitude pendant l’occupation ennemie, d’une proposition pour la Médaille de la Reconnaissance Française, pour faits de résistance. Je vous prie de vous reporter à cet effet à ma circulaire n° 1624 du 4 novembre 1946. Je crois devoir vous rappeler, par ailleurs, que les mêmes faits ne peuvent donner lieu à l’attribution de la Médaille de la Résistance et de la Médaille de la Reconnaissance Française. Les propositions établies pour cette dernière distinction doivent donc spécifier formellement que le candidat n’est pas déjà titulaire de la Médaille de la Résistance 529 . »’

Cette « économie » obéit-elle à une volonté de mettre fin ou de réduire certains abus dans l’attribution trop rapide de certaines distinctions ? Peut-être… A notre sens, elle traduit surtout le souci de l’État de garder la haute main sur la mémoire de la Résistance, voire de « passer à autre chose ».

Mais il est en outre doublement intéressant de s’attarder sur les dossiers transmis par la Commission des Décorations de la Préfecture de l’Isère.

Tout d’abord parce qu’ils permettent d’établir avec précision la structure du panthéon mémoriel, officiel s’entend, de la Résistance iséroise. Déjà le 18 novembre 1944, le préfet Reynier avait écrit au Commissaire de la République pour la région Rhône-Alpes, Yves Farge, pour lui transmettre ‘ « un certain nombre de propositions d’attribution de la Croix de la Libération et de médailles de la Résistance, à titre posthume, en faveur de Résistants notoires, tués par les Allemands [...]. J’attire tout particulièrement votre attention sur le fait que je serais heureux de pouvoir remettre ces distinctions lors d’une cérémonie organisée à Grenoble, le 3 décembre prochain pour commémorer la mémoire de ces martyrs de la Résistance ’ ‘ 530 ’ ‘  » ’. Encore en janvier 1945, la liste établie par Reynier – manuscrite et très proche de celle qui sera adressée par le MLN au préfet le 12 mars – permet de renseigner sur la vision que, « d’en haut », on a de ce panthéon : ‘ « Croix de la Libération : 1. Valois ’ ‘  ; 2. Paul Vallier ’ ‘ (Gariboldi). Médaille de la Résistance : 3. Bocq ’ ‘ (Jimmy) ; 4. Tarze ’ ‘ (Bob) ; 5. Bistési ’ ‘  ; 6. Perrot ’ ‘  ; 7. Carrier ’ ‘  ; 8. ’ ‘ Pain ’ ‘  ; 9. Bank ’ ‘  ; 10. Butterlin ’ ‘  ; 11. ’ ‘ De Reyniès ’ ‘ 531 ’ ‘  » ’. Présents ici, les principaux chefs et figures marquantes de la Résistance. Lesquels on retrouve également, accompagnés d’une vingtaine d’autres, plus « anonymes », cités lors de la réunion de la Commission des décorations convoquée par Bonamy le 27 novembre 1945 pour faire le point sur sa visite parisienne aux ministères de l’Intérieur et de la Guerre. Le Président du CDLN de l’Isère fournit quelques explications à propos du retard intervenu dans l’instruction des dossiers et que ses collègues ne cessent de déplorer. Précisant que lui et son équipe ont été « très bien accueillis », il indique que ‘ « si beaucoup de nos dossiers ne sont pas sortis plus tôt, c’est tout simplement qu’ils sont incomplets [...] Il s’agit de reprendre tous les dossiers et de les instruire convenablement [...]. La Légion d’honneur est attribuée beaucoup plus facilement que la Croix de la Libération (ex. : 5 à 6 Croix de la Libération pour une vingtaine de Légion d’honneur) » ’, concluant son propos en rappelant que « le Général de Gaulle examine lui-même attentivement tous les dossiers, qui sont susceptibles de révision ». C’est dire qu’il faut respecter la voie administrative si l’on veut avoir une chance de succès !

Dans un deuxième temps, l’examen des textes proposés pour les citations qui accompagnent les distinctions permet d’esquisser une typologie lexicale intéressante parce qu’elle confirme que, pour « plaire » à l’État ou au gouvernement dirigé par de Gaulle, on assimile la Résistance (consciemment ou non) à l’armée, ses luttes à des combats menés dans un cadre militaire classique et ses combattants à des soldats (voir le tableau récapitulatif des projets de citations – le plus souvent à titre posthume – des plus connus des héros de la Résistance iséroise 532 , tels qu’ils ont été rédigés par la Commission des Décorations entre fin 1944 et fin 1945 pour la plupart ; annexe n° VIII).

Parfois, plusieurs propositions pour un même cas s’échelonnent dans le temps : en règle générale, il est à noter que l’on va alors toujours vers plus de simplicité et de sobriété, voire de dépouillement. Dans les « mémoires » (les citations servent souvent d’épitaphes aux défunts), à suivre ces textes, ces illustres pivots de la Résistance iséroise resteront bien globalement comme les zélés et dociles combattants d’une « Armée des Ombres » commandée d’en haut et de loin par un de Gaulle qui a pris les armes pour achever la guerre commencée en 1914. Ainsi, par le recours à la tatillonne règle administrative, est donc assise la supériorité de l’État en matière de « formatage » de la mémoire du conflit ; ainsi est aussi affirmé, en creux et en douceur, la validité du concept gaullien de la « Guerre de Trente Ans ».

D’ailleurs, pour qui douterait de la force de l’État, surtout quand à ses commandes s’exerce la poigne de De Gaulle, une anecdote révélatrice qui se déroule tardivement, en 1958-1960 vient à point rappeler qu’en la matière, on ne badine pas. L’année du retour du général de Gaulle au pouvoir, Louis Richerot, déjà médaille de la Résistance 1ère classe avec attribution de la Croix de Guerre est proposé au grade d’Officier de la Légion d’Honneur. Entre temps, et malgré son passé « trouble » avant guerre, que des tracts injurieux rappellent en 1950, il est devenu PDG du Dauphiné Libéré. A son propos, une correspondance fournie s’échange entre le préfet de l’Isère (Raoul), Jacques Soustelle, Ministre de l’Information en 1958 et son successeur en 1960, Louis Terrenoire. Raoul assure qu’en vue du référendum de 1958, le PDG du Dauphiné Libéré est tout acquis à de Gaulle. Mais deux ans après, Terrenoire chipote son soutien envers l’ancien résistant gaulliste, fervent partisan du grand homme mais selon lui mauvais propagandiste : ‘ « [...] l’attitude prise par le Dauphiné Libéré lors du récent voyage du Président de la République, n’était pas faite pour m’inciter à tout mettre en œuvre pour lever ces obstacles [à l’attribution de la Légion d’Honneur] ». Cependant, il est malgré tout ‘ « décidé à comprendre M. Richerot dans la promotion que [il va] établir, fin janvier ’ ‘ 533 ’ ‘  » ’. Le fait du prince…

Notes
526.

Voir la circulaire n° 162 du 13 décembre 1944, en annexe n° VII ; ADI, 13 R 1018, « Résistance. Libération. Décorations. Distinctions. 1944-1945 ».

527.

ADI, ibidem.

528.

Ibid.

529.

ADI, ibid. La circulaire est signée, au nom du ministre, par le chef du personnel du ministère, Roger Ricard, futur préfet de l’Isère.

530.

ADI, ibid.

531.

Ibid.

532.

Si l’on se fonde sur les listes établies dès la fin de l’année 1944 (cf. ci-dessus). Bien entendu, il existe bien d’autres propositions visant à honorer des résistants moins connus. Tableau établi à partir des dossiers individuels consultés aux ADI, dossiers cotés 13 R 1018, 13 R 1019, « Résistance. Libération. Distinctions et Décorations » et 13 R 1020, «Résistance. Libération. Distinctions et Décorations », ces deux derniers dossiers contenant l’état (plus ou moins complet) des demandes d’attribution de distinctions et décorations au titre de la Résistance qu’a eu à traiter la Commission, classé par ordre alphabétique (A à H, I à Z). Le carton 13 R 1017, « Résistance. Libération. Dossiers personnels. 1) Liste de suspects pour le régime de Vichy (Pro-gaullistes, membres du P.C.) 1942-1943. 2) Résistants décorés » est moins instructif.

533.

ADI, 13 R 1017, « Résistance. Libération. Dossiers personnels. 1) Liste de suspects pour le régime de Vichy (Pro-gaullistes, membres du P.C.) 1942-1943. 2) Résistants décorés ».