B – Une belle inconnue à l’œuvre en Isère : la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération en France (CHOLF).

On a sûrement tendance à minimiser la rapidité avec laquelle les historiens, aidés de spécialistes du document (archivistes, bibliothécaires) et d’enseignants, ont travaillé sur la période de la Deuxième Guerre Mondiale en France. Car en matière d’études de fond et d’historiographie critique, tout ne débute pas avec La France de Vichy. Si le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale fondé en 1951 ainsi que le nom de son directeur, Henri Michel, sont célèbres 534 auprès du public averti, qui, en revanche, y compris dans ce groupe restreint des professionnels et des amateurs éclairés, sait qu’en octobre 1944 déjà, le GPRF crée la CHOLF (Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération en France), qui dépend statutairement du ministère de l’Éducation nationale ? Qui connaît le formidable travail qu’elle va accomplir, grâce aux relais départementaux dont elle sait se doter immédiatement, en matière non seulement de collecte des documents, mais aussi de production de synthèses à la qualité historique souvent de haute volée 535  ?

Certes, on est là pleinement dans le registre de la mémoire savante, c’est-à-dire, pour reprendre la définition d’Henry Rousso, de ces acteurs de mémoire dont la vocation est de proposer ‘ « une étude rétrospective raisonnée, fondée sur des documents (de quelque nature qu’ils soient), visant une représentation cohérente et intelligible du passé ’ ‘ 536 ’ ‘  » ’. Il n’est donc pas certain que ce soit elle qui informe en priorité la vision globale de l’événement, celle à laquelle accède le « grand public ». Mais, outre qu’elle est synonyme de rigueur professionnelle, elle finit toujours par se retrouver dans les médias de mémoire de masse (par l’entremise des programmes scolaires notamment), ce n’est qu’une question de temps.

De plus, ce qui nous intéresse ici au premier plan, c’est bien la précocité de l’intervention de l’État, qui jette les fondations d’une telle institution officielle à l’automne 1944 537 .

A Grenoble, l’enquête est entreprise avec un remarquable sérieux sous l’égide de Robert Avezou 538 , l’Archiviste Départemental, sollicité par la Direction des Archives de France en janvier 1945 pour diriger l’entreprise de recension raisonnée des documents concernant la période 539 . Celui-ci prend très à cœur sa mission. Ainsi, pour le rendre plus efficace, il veut affiner le questionnaire-type établi à Paris par certains parmi les plus réputés des historiens de métier de l’époque. Le jugeant ‘ « extrêmement détaillé et [pouvant] paraître même indiscret » ’, il estime en effet que le questionnaire établi par ‘ « MM. Perroy ’ ‘ et Lefebvre ’ ‘ , pour les organismes directeurs de Paris, pourrait cependant facilement s’adapter au plan régional ’ ‘ 540 ’ ‘  ».

C’est lors de la réunion constitutive du « Comité Départemental d’Histoire de l’Occupation et de la Libération » du 21 février 1945 qu’on élabore les grandes lignes du questionnaire isérois. Situé au croisement de trois projets, il est le résultat de la synthèse de propositions d’orientation différente : le questionnaire à prétention d’exhaustivité des professeurs Perroy et Lefebvre (5 pages !) ; celui du Professeur Esmonin, Président du Comité Départemental d’Études relatives à l’histoire économique de la Révolution, complété de ses utiles recommandations méthodologiques 541  ; enfin, celui d’Henri Guillard, dans lequel l’on reconnaît le souci de clarté et de pédagogie de l’instituteur 542 .

D’emblée donc, on a le souci d’innover méthodologiquement. Immédiatement, Avezou, Esmonin et Guillard envisagent de recueillir le témoignage de « grands témoins ». Les trois premiers qu’on envisage d’« interviewer » sont Léon Perrier, Madame Valois et le docteur Martin 543 . La tentation de l’enquête orale est au cœur du projet du Comité départemental : le 11 janvier 1946, le Comité envoie à 25 personnes dont on espère que leur témoignage sera représentatif (Mme Veuve Raymond Bank ; trois inspecteurs de Police ; etc.) une demande ainsi libellée : ‘ « Je me permets, au nom du Comité, de vous demander, votre nom ayant été cité par la direction des Anciens Militants de la Résistance, s’il vous serait possible de consigner dans un rapport qui prendrait place dans nos collections ce que vous savez concernant [suit, en fonction de celui à qui on s’adresse, une liste d’événements liés à la Deuxième Guerre mondiale] ». Dans les explications sur les motivations du Comité que contient cet envoi, on lit que ces témoignages qu’on sollicite doivent venir compléter ‘ « l’armature de [notre] documentation constituée, au point de vue local, par des réponses aux questionnaires qu’ont reçus, dans chaque commune, les Directeurs d’école [...] ’ ‘ 544 ’ ‘  » ’. Le Comité reçoit en effet peu à peu les rapports des instituteurs qui répondent d’ailleurs en masse (le Comité les remercie en leur envoyant mi-1945 un rapide courrier qui mentionne que plus de 400 questionnaires dûment renseignés – sur 566 communes concernées – sont déjà centralisés aux Archives Départementales 545 ) et de manière très précise, agrémentant leurs rapports de croquis, dessins, photos, etc. 546 De plus, Avezou a souci de faire retranscrire de manière très précise (c’est-à-dire en les dactylographiant) des témoignages parfois recueillis très tôt, en dehors de toute enquête systématique 547 .

Cependant, le Comité dont les travaux sont proches dans la méthode de l’œuvre entreprise à la même époque dans le cadre du Mémorial de l’Oppression, a aussi ses faiblesses. Et, tout d’abord, son trop grand esprit d’indépendance. Dès le début de son activité, les travaux furent en vérité placés sous la direction de l’équipe du Comité d’Études relatives à l’histoire économique de la Révolution, dirigée par Esmonin. Certes, quelques noms de personnalités pour le moins compromises avec Vichy sont barrés de la liste de ses membres du temps de la guerre, notamment celui de Jean-Jacques Chevallier 548  ; d’autres sont ajoutés, manuscritement, sur la liste dont nous disposons (parmi lesquels celui de Rude, futur sous-préfet, résistant notoire et professeur d’histoire à l’école Vaucanson). Mais le Comité d’Études relatives à l’histoire économique de la Révolution n’envisage pas d’ouvrir ses portes à des résistants militants, arguant qu’ainsi il pourra travailler en toute liberté 549 ... S’autoproclamant spécialiste de la période 550 , le Comité d’Études relatives à l’histoire économique de la Révolution entre en quelque sorte en concurrence avec la direction parisienne de la CHOLF. La capitale finit par s’en émouvoir. Et dès février 1945 (est-ce là la vraie raison qui va pousser Esmonin à peu à peu se retirer ?), Avezou écrit à Perroy que ‘ « naturellement ce Comité, dont l’archiviste en chef assure le secrétariat et qui comprend plusieurs professeurs des trois ordres de l’enseignement, est très désireux de travailler d’accord avec la Commission siégeant à Paris ’ ‘ , de recevoir ses directives, et de l’entretenir des résultats de son action [...] ’ ‘ 551 ’ ‘ . » ’A partir de là, on se plie aux injonctions de l’institution officielle, qui plus est maintes fois exprimées et sur un ton qui n’admet guère la réplique ou la contestation.

De plus, après la fébrilité de l’année 1945, l’activité du Comité, de l’aveu même de son secrétaire départemental, s’est terriblement réduite. Écrivant au secrétaire général de la CHOLF le 6 mai 1946, Avezou se dit lassé. De l’enthousiasme du trio fondateur, il ne reste plus grand-chose. Esmonin s’est désengagé. Guillard, bien que ‘ « [restant] donc celui qui a le plus fait pour donner le départ [...], [a] connu aussi des désillusions et mesuré les difficultés de la tâche demandée ’ ‘ 552 ’ ‘  ». Lui-même le confesse sans détours : « [...] Quant à moi, il m’est difficile d’aller plus loin [...] et je ne serais pas fâché qu’un autre titulaire ayant des relations dans les milieux intéressés [prenne] ma place ’ ‘ 553 ’ ‘ . » ’ Peut-être alors que du côté de Rude…

Mais la liste des ‘ « Correspondants départementaux de la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération » ’ établie le 1er juillet 1947 par Paris, en ne mentionnant pas l’Isère, le prouve : le Comité est bel et bien en sommeil 554 .

Cependant Paris, le Gouvernement, l’État, ne capitulent pas. On veut en haut lieu que continue de s’écrire la mémoire savante du pays. Le 3 juillet, le préfet reçoit une lettre de deux pages de Naegelen, ministre de l’Éducation nationale, qui lui rappelle l’urgence d’accomplir la tâche que s’est fixée il y a près de trois ans la CHOLF. Un passage, parce qu’il pointe le manque grenoblois, est particulièrement intéressant : ‘ « Vous constituerez avec le concours de l’Inspecteur d’Académie et de l’Archiviste, à qui des instructions sont aussi envoyées, un Comité de patronage comprenant, outre les techniciens choisis en accord avec l’Inspecteur d’Académie, des personnalités représentatives de l’opinion publique et des divers mouvements de résistance ayant existé dans le département, de façon que le correspondant de la Commission puisse trouver audience dans tous les milieux ». Ces quelques mots sont d’ailleurs soulignés par le préfet Reynier, ancien « Vauban », qui écrit en outre en marge les quelques mots suivants : ‘ « ce Comité aurait besoin de comprendre des personnalités de la Résistance... ’ ‘ 555 ’ ‘  »

Plus tard, du temps du CHGM, puis de l’IHTP, l’Isère pourra s’enorgueillir de compter des correspondants de talent et de rigueur qui, ayant bien compris la leçon, sauront travailler – mais en toute autonomie – avec le « milieu » résistant (Suzanne et Paul Silvestre, Michel Chanal, Gil Emprin et Olivier Vallade, tous reconnus pour la qualité de leurs travaux).

L’État sait donc être inventif quand il s’agit d’envisager le façonnement de la mémoire historique des Français et ne se contente pas de défilés militaires ou de célèbres discours prononcés depuis l’Hôtel de Ville de Paris. Il a l’œil à tout, conscient que la période de la Libération est une période charnière où il faut rapidement intervenir pour rassasier le besoin de sens historique et l’appétit de continuité mémorielle des Français. La codification millimétrée des distinctions et décorations qui récompensent les engagements dans la Résistance, l’action de la CHOLF à Grenoble, mais aussi sûrement d’autres moyens encore, sont autant d’instruments dont il se dote pour promouvoir sa version, officielle et gaulliste, de l’histoire.

Mais s’il est le premier des acteurs de mémoire et si son discours, polymorphe, porte tous azimuts, il n’est cependant pas le seul.

Notes
534.

Ancêtre de l’IHTP, le Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale publie à la fin de la décennie 1940 une revue d’histoire spécialisée de très haut niveau : Les Cahiers d’Histoire de la Guerre (qui deviennent au 5ème numéro la Revue d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale).

535.

C’est en 1950 qu’Henri Michel publie, dans la célèbre collection « Que sais-je ? », le premier d’une longue série d’ouvrages consacré à la Résistance qu’il fera paraître aux PUF et chez Albin Michel.

536.

In Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, op. cit., p. 276.

537.

En 1945 est créé auprès de la Présidence du Conseil le Comité d’Histoire de la Guerre dont la fonction est de rassembler les documents émanant des ministères et administrations. Là aussi, les historiens sont en nombre (et quels historiens !) puisque Lucien Febvre, Pierre Renouvin et encore Henri Michel sont au bureau. Le Comité fusionne avec la CHOLF, donnant ainsi naissance, en 1951, au Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, qui immédiatement, lance une grande enquête sur la Déportation (cf. « L’Histoire de la Déportation », in Le Monde, 23 août 1951).

538.

Qu’on retrouvera toujours aussi actif et compétent près de vingt ans plus tard, comme un des principaux animateurs de cette autre institution de mémoire qu’il contribue à créer : le musée de la Résistance de Grenoble (cf. infra, notre chapitre consacré au musée).

539.

Voir, en annexe n° IX la copie de la note que reçoit fin janvier 1945 Robert Avezou de sa hiérarchie. ADI, 13 R 1042, « Guerre 1939-1945 CHOLF. 1. Rapports divers : occupation ; sabotages ; Libération (combats) ; photographies ; copies…1945 ».

540.

En 1949, le bureau national de la CHOLF est composé, d’une manière panachée, d’historiens (Perroy, Lefebvre et Michel), du directeur honoraire des Archives de France, Pierre Caron, mais aussi de politiques directement en charge, à commencer par le ministre de l’Éducation nationale et par la Vice-Présidente du Conseil, veuve de Pierre Brossolette, Gilberte Brossolette. C’est dire si l’élaboration de la mémoire savante officielle se fait sous contrôle…

541.

Professeur honoraire d’histoire à la faculté des lettres de Grenoble, Esmonin est pendant un temps l’interlocuteur grenoblois privilégié de Perroy, son collègue de la Sorbonne. Ce dernier, secrétaire général de la CHOLF à partir d’octobre 1945, notant qu’Esmonin, qui se lance dans une carrière politique, se désinvestit un peu des travaux de l’antenne départementale, se tourne alors vers Avezou.

542.

Henri Guillard, infatigable pédagogue, avait lancé dès avant le CHOLF sa propre enquête ! Il servira de relais auprès de ses collègues instituteurs. Lui aussi – lui surtout – jouera un grand rôle dans la création du musée de la Résistance de Grenoble (cf. infra).

543.

Nous n’avons malheureusement pas trouvé trace de leur éventuel témoignage.

544.

ADI, 13 R 1044, « Guerre 1939-1945. CHOLF 3. Correspondance ; enquêtes auprès des communes (instituteurs). 1945 ».

545.

ADI, ibidem.

546.

Voir annexe n° X pour un exemplaire du questionnaire (inspiré par Guillard) adressé aux instituteurs sous couvert de l’Inspecteur d’Académie. Les expressions employées par les maîtres d’école dans leurs réponses sont parfois très connotées, étant donnée la proximité du conflit (à Panissage, on parle par exemple de « l’extermination d’une famille de traîtres vendus à la Gestapo »), mais toujours très précises, ce qui prouve la qualité du questionnaire. On ne peut que déplorer l’absence du carton d’archives coté 13 R 1042 de la fiche concernant la commune de Grenoble. Un cahier répertorie toutes les réponses du département, qui mériterait d’être exploité pour lui-même, ainsi que les trois autres cartons d’archives de la CHOLF conservés par les ADI. Il y a là une mine, dont nous avons signalé l’existence au diligent documentaliste du MRDI, Jacques Loiseau.

547.

Le premier, à propos de l’activité de l’AS dans le sous-secteur de Morestel, date du 1er décembre 1944 (13 R 1043, « Guerre 1939-1945. CHOLF 2. Témoignages recueillis ; documents ; copies ; Presse clandestine. 1945 »).

548.

Professeur de Droit à Grenoble, il fut un zélé serviteur de la politique de la Révolution nationale.

549.

ADI, 13 R 1044.

550.

On lit ainsi, dans une longue lettre qu’adresse Avezou à Perroy le 6 mai 1946 : « A vrai dire cette première réunion avait pour but de remettre en activité, en modifiant ses buts et en les étendant à l’actualité, l’ancien Comité d’études relatives à l’histoire économique de la Révolution, en sommeil depuis bien des années ; M. Esmonin pensait orienter le Comité ainsi reconstitué vers la recherche et la sauvegarde des sources diverses de l’histoire de la période 1939-1945. C’est par la suite, et au su de la constitution à Paris de la Commission d’Histoire de l’Occupation et de la Libération de la France, que M. Esmonin a fait préciser les attributions de ce Comité renaissant et a estimé qu’il pouvait être considéré, sur le plan départemental, comme une filiale modeste de la Commission de Paris. Mais devenu peu après adjoint au Maire de Grenoble, candidat aux élections d’Octobre, participant activement à la vie politique, il n’a plus eu matériellement le temps d’exercer la présidence de la façon qu’il aurait souhaitée » ; ADI, 13 R 1044.

551.

ADI, ibidem.

552.

Guillard est surtout déçu qu’on ne témoigne pas plus de remerciement aux instituteurs, dont il avait envisagé de publier les rapports centralisés par lui. Avezou appuyait cette initiative (qu’il appelait une « sorte de Mémorial de la Résistance et de l’Oppression »), rendue impossible par le manque de moyens financiers. ADI, ibid.

553.

ADI, ibid.

554.

Henri Michel avait pourtant écrit une lettre à Avezou le 23 juin 1947, en sa qualité de secrétaire général adjoint de la CHOLF. Courte et concise, elle s’étonne du silence grenoblois : « Voilà bien longtemps que nous n’avons plus eu de nouvelles de votre enquête pour notre Commission. Avez-vous pu continuer à rassembler les réponses à vos questionnaires et à vos notices ? Avez-vous pu recueillir des témoignages des principaux acteurs de la résistance et des documents du temps de la clandestinité : tracts, journaux clandestins, rapports, messages, journaux de route des maquis, etc. ? Nous serions très heureux d’avoir quelques renseignements. Je vous prie de croire, Monsieur l’archiviste en chef, à l’assurance de ma considération distinguée » ;ADI, ibid. Le 28 février 1947, M. Godlewski, lecteur de Polonais à la Faculté des Lettres de Lille, replié sur Grenoble, où il s’investit dans la Résistance avait été interrogé au titre de la « Résistance polonaise en Isère » : il s’agissait là du dernier « interview » réalisé par le Comité grenoblois. ADI, 13 R 1043.

555.

ADI, 13 R 1044.