B – La question du dénominateur commun.

L’essentiel est de savoir pourquoi l’on est ensemble, ce que l’on partage au point de s’associer. Au cœur de cette décision, il y a bien l’idée que l’expérience que l’on a du conflit est suffisamment singulière pour mériter d’être défendue et éternellement continuée. A proprement parler, la parole de chaque « association » illustre une exception, parfois une enclave mémorielle. Évidemment déterminant quand on s’interroge sur les représentations a posteriori et les reconstructions subjectives de la Deuxième Guerre Mondiale qui se mettent ainsi en place, l’argument de mémoire peut parfois apparaître ténu (les Amicales par exemple, telle celle des « Allobroges ») ou au contraire tellement puissant qu’il devient structurant de l’identité d’une région entière, dépassant rapidement le cadre de la seule « association » qui est en issue (les Pionniers du Vercors sont ainsi le porte-voix du plateau ; cf. infra, notre chapitre sur l’isolat du Vercors). Le critère d’association est aussi parfois original. Ainsi, quand au mois de mars 1947 se constitue l’Amicale des Anciens de l’Armée Secrète, l’intérêt de la démarche réside dans la volonté de se réunir autour du combat, de la réalité partagée du combat pendant les « années noires » : ‘ « le Comité a pensé qu’il fallait regrouper l’Armée Secrète des combattants. C’est le but de la réunion, qui est une réunion préparatoire à l’Assemblée Générale [...] ’ ‘ 569 ’ ‘  » ’. Plus loin dans le compte rendu et cette fois-ci à propos du Front National : ‘ « son organisme de combat est FTPF, donc le problème est résolu. Nous restons une amicale de Résistants Combattants ’ ‘ 570 ’ ‘ . Si on veut l’unité, deux organisations peuvent la réaliser : AS et FTPF, sinon nous allons à la disparition. Les organisations civiles, FN, MUR, sont parallèles ’ ‘ 571 ’ ‘ . » ’ Le dénominateur commun requis pour faire partie de l’Amicale qu’on projette de fonder est nettement défini : c’est le combat. Et dans cette volonté de drainer à elle de nombreux anciens combattants, d’exister et de fidéliser sur des bases de partage de l’expérience de la lutte armée clandestine au détriment de la répartition selon les affinités politiques 572 , l’Amicale de l’Armée Secrète dispose d’un atout de taille : le préfet de l’Isère est l’ancien chef départemental du mouvement. Invité à se rendre à l’Assemblée Générale constitutive du 13 avril, « Reynier–Vauban » accepte bien entendu immédiatement, apportant ainsi tout son poids officiel à une amicale qui se confronte résolument à une triple concurrence (FTPF, FNAR et AMR) et dont les statuts, et notamment l’Article I reproduit ici, définissent clairement le but premier : conquérir une place de premier rang dans la hiérarchie départementale du souvenir de la Deuxième Guerre Mondiale.

‘« AMICALE des ANCIENS de l’ARMEE SECRETE du Département de l’Isère : Article I : Il est formé sous le titre « AMICALE DES ANCIENS DE L’A.S. une association régie par la loi du 13 décembre 1907, ayant pour but de grouper tous les Résistants, anciens membres de l’A.S., de resserrer les liens de camaraderie et de solidarité nés dans la lutte clandestine et de conserver les pures traditions d’Honneur, de Justice et de Dévouement observées dans la lutte contre l’ennemi commun et ses satellites, et la défense des libertés républicaines pour lesquelles ils ont combattu.
- Perpétuer dans les souvenirs mémorables, patrimoine moral commun de ceux ayant participé aux opérations de Libération du sol national, et la mémoire des Camarades morts en accomplissant leur devoir.
- Grouper les Anciens membres de l’Armée Secrète, pour qu’ils représentent une force dans la Résistance, dans le pays et le Département de l’ISERE.
- Entreprendre et développer entre tous cet esprit de camaraderie et de lutte patriotique pour la liberté, qui a procédé à la création de l’Armée Secrète.
- Intervenir auprès des pouvoirs publics en faveur des camarades, anciens combattants de l’A.S., pour la défense de leurs droits et obtenir la juste réparation des dommages causés, des sacrifices consentis.
- Venir en aide à ceux que la misère frappe et tout particulièrement aux orphelins, aux veuves de nos camarades, à nos prisonniers, à nos déportés.
- Organiser des fêtes pour alimenter la Caisse de Secours de l’Amicale.
- Organiser les cérémonies commémoratives et patriotiques 573 . »’

Sur le plan de la définition de la nature du conflit que propose globalement le monde des Anciens Combattants et Victimes de Guerre, il semble que l’on n’établisse guère de distinctions. Dans le rapport de synthèse adressé par Reynier au ministre Casanova en juillet 1946 par exemple, toutes les associations sont groupées sous la rubrique « Groupements de la Résistance 574  ». Il ne s’agit pas là d’une volonté de brimer les autres expériences et notamment les plus « petites ». Tout au contraire, on leur assure ainsi un surcroît de représentativité. Surtout, cette assimilation sous le vocable générique de Résistance est révélateur de l’esprit du temps. La mémoire de la Résistance est puissante au point d’en paraître unique. Ainsi, les associations de déportés sont elles aussi incluses dans les « Groupements de la Résistance ». La perception de la Déportation en est logiquement affectée : ce phénomène ne s’entend encore à l’époque qu’à travers le sort des résistants qui ont eu à en subir les horreurs. Il n’a pas encore acquis son autonomie « expérimentale », encore moins sa spécificité historique et surtout pas son indépendance mémorielle. L’époque où naissent la plupart des associations (1944 - 1946-47) est trop proche de l’événement pour permettre le recul nécessaire, ce qui confère à la mémoire résistante une avance considérable.

Et le nombre fait en l’occurrence la force. C’est en effet la pluralité des associations de Résistance, la multitude de ces voix de la Résistance, toutes différentes dans leur nature, qui, couvrant l’ensemble des nuances (ou à peu près) du monde de la Résistance, composent au bout du compte un chœur à peu près cohérent, sont LA mémoire de la Résistance et en constitue la puissance.

Mais si elle semble seule à occuper le terrain, la mémoire de la Résistance n’est évidemment pas une et indivisible, on aura l’occasion de le vérifier. Il y a des mémoires de la Résistance, comme il y aura des mémoires de la Déportation, forcément concurrentes quand la politique s’en mêle. Mais tout de même, quelle belle couverture « sociale » !

Surtout qu’il ne peut être question de l’importance objective d’une association à la seule lecture de son nom, de sa « raison sociale » ou de ses statuts 575 (en effet, que dire de la représentativité mémorielle et sociale de l’antenne grenobloise des résistants des Services Financiers, dont l’animateur est Alain Poher ou encore de l’activité du Comité Départemental de la Commission sportive du Conseil National de la Résistance 576  ?). Toutes sont pour nous déjà importantes parce qu’elles existent et qu’elles existent très tôt. Ce constat traduit ainsi non seulement la prégnance mémorielle de l’événement mais, renversant la perspective de notre analyse, insiste aussi sur sa fragmentation, son éclatement, son émiettement dans le souvenir car si les associations ne sont pas toutes à strictement parler corporatistes, elles sont toutes catégorielles. Elles sont également la plupart du temps catégoriques, notamment dans le registre politique.

Notes
569.

On précise même que si « des membres de l’Armée Secrète sont passés à FTPF et réciproquement, ce qu’ils voulaient, c’étaient se battre » ; ADI, 2797 W 92.

570.

Souligné par le rapporteur.

571.

ADI, ibid.

572.

On prend cependant soin de ne se brouiller avec personne et on invite à participer à l’Assemblée Générale constitutive 5 délégués FTPF, 5 délégués des Réseaux, 3 délégués du Vercors. Ibidem.

573.

Ibid.

574.

Ibid

575.

Nous devons ici remercier les services de la préfecture de l’Isère, et notamment le bureau des « associations », qui nous a permis de travailler dans d’excellentes conditions. Cependant, on peut déplorer que les classements et regroupements informatiques ne soient pas accessibles au chercheur ; leur consultation, qui accélérerait d’autant le travail de recherche, n’est en effet pas autorisée par la CNIL.

576.

ADI, 2797 W 92, pochettes 22 et 23.