C – La question politique.

Immédiatement et résolument présente, la politique vertèbre le monde des associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre 577 . Mais depuis l’été de la Libération jusqu’à la fin de l’année 1946, si elle met évidemment en concurrence telle et telle association, elle ne les oppose pas gravement. Les « associations » à Grenoble semblent ne pas s’investir radicalement dans le jeu politique partisan, autrement en tout cas que comme force d’appoint des partis (cf. infra, le quatrième chapitre de cette partie). C’est un peu plus tard, à partir de 1947, le contexte général évoluant dans ce sens, que véritablement les postures politiques s’affinent et s’affirment, pour aller jusqu’à s’affronter durement, comme on le verra.

Cela ne veut cependant pas dire que les « associations » n’aient pas un point de vue, un propos et bien entendu des préférences politiques qu’elles ne se privent pas, parfois, d’afficher, mais simplement que dans cette séquence chronologique d’une quinzaine de mois, elles semblent répugner à la polémique partisane. Leur propos politique, même s’il est d’ordre général, se structure essentiellement autour de trois axes.

D’abord et avant tout… la mémoire et sa politique justement. C’est une règle quasi absolue : le point 1 ou le point 2 des statuts de l’ensemble des associations grenobloises et iséroises, parfois les deux, sous des formulations évidemment différentes 578 , illustrent l’obsession de mémoire qui est au centre même de leur existence. Pour l’Association des Militants de la Résistance, il est question ‘ « 2. d’honorer la mémoire des Résistants morts pour la France ’ ‘ 579 ’ ‘  » ’. Quand naît l’Amicale des Anciens de l’armée Secrète en 1947, le premier point de l’article I de ses statuts est on ne peut plus clair : ‘ « 1. Perpétuer dans les souvenirs mémorables, le patrimoine commun de ceux ayant participé aux opérations de Libération du sol national, et la mémoire des camarades morts en accomplissant leur devoir » ’. Et, pour être encore plus précis, le point 7 du même article stipule que l’Amical a à cœur d’‘ « organiser les cérémonies commémoratives et patriotiques ’ ‘ 580 ’ ‘  ». ’ Ce qui est doublement intéressant ici, c’est la primeur accordée à la mémoire – des vivants comme des morts – comme facteur de structuration de l’« association » et la part active que celle-ci entend prendre dans la gestion officielle du souvenir collectif, dans la politique de mémoire, via l’organisation concrète des cérémonies commémoratives. A ce moment plus que jamais et même si elles ne peuvent envisager leur action qu’en partenariat avec l’État, les associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre sont d’incontournables acteurs de mémoire.

Ensuite, et d’ailleurs très souvent à la même place dans leurs statuts, voire à la première, figure la défense des intérêts des membres des associations. L’un des points communs qui sautent aux yeux quand on en prend connaissance, c’est le souci des fondateurs d’œuvrer à la reconnaissance socio-économique de l’engagement de leurs affiliés. Ainsi, les deux « grosses » associations actives à Grenoble – la Fédération Nationale des Anciens de la Résistance et l’AMR, qui ne sauront éviter la querelle – font clairement figurer ce point en bonne place dans leur « charte » de création, comme toutes les autres. Comme l’expose le point 4 des statuts déposés par l’AMR en préfecture au printemps 1945, il s’agit ‘ « de soutenir moralement et pécuniairement les membres et leur famille dans le besoin et éventuellement de faire toutes démarches à cet effet auprès des pouvoirs publics ’ ‘ 581 ’ ‘  ». ’ Ces derniers mots sont importants, parce qu’ils mettent en relief ce qui va rapidement devenir l’obsession de toutes les « associations » : la lutte contre l’État, ses gouvernements successifs et les ministres qui tour à tour occupent le poste difficile de responsable officiel des Anciens Combattants et Victimes de Guerre. Conter par le menu la chronique des affrontements entre les associations des Anciens Combattants et Victimes de Guerre grenoblois et Paris serait trop long et fastidieux, tant l’opposition est constante. Mais il ne faut pas s’y tromper en pensant qu’il est là question d’enjeux de mémoire « triviaux ». On est bien là au cœur du domaine de la « mémoire », certes sur son versant matériel et revendicatif, mais qui lui également contribue à façonner une représentation a posteriori de l’événement.

Enfin, chacune des associations veille jalousement à conserver son « pré carré » et partant, son influence mémorielle. Les Anciens Combattants et Victimes de Guerre grenoblois n’apprécient guère les intrus, quel que soit d’ailleurs le biais de leur tentative de pénétration. Deux exemples illustrent bien cette « frilosité » calculée.

Le préfet reçoit ainsi, en novembre 1945, une lettre émanant des Premiers Compagnons(« Association des Familles des Volontaires qui, de Juin 1940 au 31 juillet 1943, ont répondu à l’appel du général de Gaulle ’ ‘ et sont morts pour la France. L’Association est affiliée à celle des Français Libres et placée sous le haut patronage du Général de Gaulle ’ ‘ 582 ’ ‘  ») ’, qui l’informe tout d’abord de son existence et qui ensuite lui demande, tout de go, comment elle pourrait s’implanter en Isère. Devant cette manœuvre d’entrisme, Reynier s’adresse aux deux principaux et concurrents mouvements de Résistance grenoblois (la FNAR et l’AMR), leur demandant de lui faire part de leurs « observations » à propos de cette lettre. On ne dispose pas de la réponse de l’AMR, mais voici celle de la FNAR/section de l’Isère, datée du 4 décembre 1945, qui, pourtant très proche politiquement de De Gaulle 583 n’hésite pas à dire sa suspicion.

‘« Monsieur le Préfet,
Nous nous excusons de ne pas avoir répondu plus tôt à votre lettre du 16 octobre dernier, renouvelée par votre lettre du 28 novembre concernant l’association des Premiers Compagnons. La FNAR est la première association de résistants authentiques créée en France. La section de l’Isère ne peut collaborer à l’association des Premiers Compagnons sans l’autorisation de son Comité Directeur National. Les buts poursuivis par les Premiers Compagnons sont déjà parmi les buts de la FNAR ; il nous est donc impossible de nous associer à ce mouvement de la dernière heure [...] 584  »’

Le message est clair : en Isère, les meilleurs gaullistes, c’est la FNAR.

Exactement sur le même schéma que les Premiers Compagnons pour la Résistance gaulliste, la Fédération Nationale des Maquis tente, en mai 1946, une percée sur le terrain réservé des maquis isérois. Écrivant au préfet le 8 mai 1946 (sic), le Lieutenant-colonel de réserve Romans Petit, ‘ « chef de centre de Propagande du Maquis » ’ comme il se présente lui-même, explique en effet qu’il ‘ « [...] aimerai(t) tenir une réunion à Grenoble le 1er juillet en soirée » ’. Venant de Paris, il expose qu’il est ‘ « disposé à exposer de vive voix les raisons nécessitant une union homogène de tous les anciens résistants » ’, rappelant par ailleurs que ‘ « [...] la Fédération Nationale des Maquis dont je suis le Président a surtout deux buts essentiels ; à savoir la liquidation de la situation militaire des anciens résistants et l’entraide sociale [...] ’ ‘ 585 ’ ‘  » ’. Tout comme pour les Premiers Compagnons, Reynier veut garantir la qualité de son information et pour ce faire, il sollicite les avis du « Président de l’amicale des Pionniers du Vercors », du ‘ « Président de l’amicale des Anciens Maquis et FFI de la Basse-Romanche et de l’eau d’Olle-Grenoble-Oisans (secteur I) » et du « Secrétaire du Comité de Coordination des associations de Résistance ».

Il n’est pas sûr que les Pionniers aient répondu, fixés et figés dans leur posture un brin (osons le mot) « méprisante » pour tout ce qui n’est pas le Vercors ; en tout cas, on ne trouve pas trace de leur réponse. En revanche, l’Oisans et la Coordination se fendent d’une réponse argumentée, toutes les deux négatives, toutes les deux exprimant une même crainte de voir pénétrer sur le territoire isérois une fédération étrangère 586 , mais chacune comportant des nuances d’importance dans leur motivation de ce refus global. L’Oisans écrit ainsi au préfet le 8 juin 1946.

‘« [...] considérant qu’il y aurait intérêt à ce que tous les mouvements de résistance soient unis dans un même groupement homogène et devant la multitude actuelle de fédérations et d’unions dites Nationales, l’Amicale des Maquis de l’Oisans [...] réunie en séance plénière a décidé de prendre la décision suivante : S’abstenir d’adhérer en bloc à toute Fédération Nationale autant qu’un groupement régional, groupant toutes les formes de la Résistance n’aura pas été constitué. Ce mouvement régional devant être la base d’une organisation nationale unique Actuellement le département de l’Isère comportant deux associations différentes (AMR et FNAR), l’Amicale des Maquis de l’Oisans ne peut permettre à ses membres de se diviser dans ces deux groupements, d’autant plus qu’une certaine quantité de ceux-ci ne peuvent y adhérer du fait qu’ils n’ont rejoint le maquis qu’après l’appel de Londres en juin 1944. La consigne donnée avant cette date était en effet de s’abstenir de toute action avant d’avoir des ordres précis et nombreux étaient ceux qui malgré leur désir de servir la Résistance ne furent jamais contactés pour adhérer à une chaîne active [...]. »’

Le Comité de Coordination des Organisations de Résistance de l’Isère est tout à la fois plus direct et plus incisif, écrivant notamment, après avoir expliqué que ‘ « pour atteindre l’union que nous souhaitons tous de tous les Résistants, [nous croyons] obligatoire de procéder de bas en haut [...] » ’, que ‘ « les vrais Résistants doivent trouver dans les organismes existants actuellement, les moyens suffisants de se grouper et de poursuivre l’action qu’ils envisagent. L’entrée au sein du département d’organisations nouvelles, dépourvues de racines profondes dans l’Isère, constituerait à notre avis plutôt un danger de scission ou tout au moins des fragmentations des efforts sans offrir aux Résistants la sécurité que leur procure le travail en commun sous la directive de gens qu’ils connaissent. C’est pourquoi nous ne pouvons voir sous un jour favorable l’arrivée dans l’Isère d’éléments tendant à y introduire une fédération nouvelle [...] ’ ‘ 587 ’ ‘  ».

Claire et nette, la théorie de la « pyramide » s’oppose de fait aux tentations d’union politiquement intéressées impulsées de l’extérieur et d’en haut par les Fédérations Nationales.

Les « associations » de la Résistance ne sont pas les seules à œuvrer au façonnement de la mémoire grenobloise du conflit. Certes elles sont, et de loin, les plus nombreuses, les plus actives et les plus écoutées. Mais d’autres groupes, d’autres composantes sociales n’ayant pas vécu la même expérience du conflit se regroupent et parviennent à faire entendre leur différence, que celle-ci paraisse a priori ténue (les associations des Résistances étrangères partagent sûrement l’essentiel des préoccupations de leurs homologues françaises) ou que, a priori encore une fois, leur dissonance semble au contraire totale (qu’ont à dire en effet les associations d’anciens STO ?).

Notes
577.

Voir par exemple à ce sujet, le livre d’Olivier Lalieu, La Déportation fragmentée. Les anciens déportés parlent de politique. 1945-1980, Paris, Éditions La Boutique de l’Histoire, 1994, 231 p. Sa contribution au colloque de Caen est également intéressante, « La création des associations d’anciens déportés », in La France de 1945. Résistances. Retours. Renaissances, Caen, Presses Universitaires de Caen, 1996, p. 193-203.

578.

C’est le plus souvent au point 2 des statuts qu’est dévolue cette tâche importante, le premier point étant de portée générale, une sorte de « topo introductif » si l’on veut.

579.

ADI, 2797 W 92, pochette 10, « A.M.R. ».

580.

ADI, ibidem, pochette 20, « Amicale des Anciens de l’Armée Secrète ».

581.

ADI, 2797 W 92, pochette 10, « A.M.R. ».

582.

Comme l’indique l’en-tête de la lettre. L’Association compte, au sein de son Comité d’Honneur, tout le « gotha » parisien de la Résistance gaulliste (Bidault, Soustelle, Capitant, Palewski, etc.).

583.

Dont le logo, qui figure en-tête de toutes ses correspondances, est une... Croix de Lorraine.

584.

Souligné par nous. ADI, 3797 W 92, pochette 3, « Premiers Compagnons ».

585.

ADI, 2797 W 92, pochette 5, « Fédération des Maquis ».

586.

Mais laissant toute latitude à leurs membres de se rendre, à titre privé, à la réunion animée par Romans Petit... ADI, ibidem.

587.

« C’est-à-dire de créer tout d’abord une unité d’action puis si possible, une unité plus profonde à l’échelon départemental et de remonter ensuite, dès que le terrain favorable sera crée, en coordonnant sur le plan régional l’action des Résistants des différents départements [...] » ; ADI, 2797 W 92, pochette 5, « Fédération des Maquis ».