D – D’autres expériences, marginales ou marginalisées ?

A Grenoble, on pourrait presque penser qu’existe une mémoire internationale, européenne de la Résistance, puisqu’interviennent publiquement et de manière efficace plusieurs associations d’anciens résistants étrangers. Cela ne serait pas pour surprendre et paraîtrait même logique, la dimension planétaire du conflit ne pouvant échapper à personne.

Et en effet, si l’on se fonde sur les archives officielles 588 , on compte à Grenoble et dans le département, dans l’immédiat après-guerre, une demi-douzaine d’associations et groupements agissant dans le domaine de la Résistance. Mais si la préfecture a bien créé une cote de versement concernant la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS, on ne trouve dans ces dossiers rien qui concerne la Résistance 589 . En revanche, l’importance de l’émigration économique polonaise en Isère (beaucoup de Polonais travaillaient avant-guerre dans les mines du plateau matheysin) et celle du nombre des réfugiés qui ayant fui leur pays à destination de la France, leur allié en 1939, puis de la zone nord vers la zone sud en 1940, peut expliquer la création à la Libération de plusieurs « associations » polonaises. Elles se fixent trois buts principaux. Faire de la propagande pour hâter le retour des Polonais en Pologne (c’est notamment la fonction du Comité Polonais de Libération Nationale, favorable au gouvernement de Lublin, ou de la section locale de l’Amitié Franco-Polonaise. Faire ensuite connaître la Pologne : et là, le rôle d’Ambroise Jobert – professeur d’histoire à la faculté de Grenoble, spécialiste reconnu de l’histoire polonaise et chrétien militant – est important (il fait notamment une conférence le 17 juin 1946, placée sous l’égide des Chrétiens dans la Cité, devant un millier de personnes, intitulée ‘ « Ce que j’ai vu en Pologne en mai 1946 » où il déclare, à propos de Varsovie ’ ‘ , que « [...] le quartier juif qui comprenait 400 000 habitants a été entièrement dynamité par les Allemands, les habitants chassés, massacrés ou déportés ; ce quartier présente, naturellement, la plus grande désolation [...] ’ ‘ 590 ’ ‘  » ’). Enfin il existe bien une activité mémorielle spécifiquement polonaise à Grenoble : elle est, certes, très discrète, comme le prouve la tenue devant 70 personnes seulement, le 20 janvier 1946, de la ‘ « Commémoration à Grenoble du 1er anniversaire de la Libération de Varsovie » ’, qui commence par la célébration d’une messe solennelle en l’église Saint-André puis qui continue par une fête organisée par le Conseil National Polonais et la Croix Rouge Polonaise de l’Isère. Mais elle existe et témoigne de la vivacité de la mémoire polonaise de la Deuxième Guerre Mondiale dans les Alpes françaises.

La situation des Italiens obéit à peu près à la même logique que celle des Polonais. C’est évidemment leur importance numérique dans la région (là aussi due à une forte émigration économique doublée d’une émigration politique dans l’entre-deux-guerres) qui explique au tout premier chef la grande activité du Comitato italiano de Liberazione Nazionale. Ce dernier fait en outre œuvre originale en innovant dans le domaine des relations culturelles internationales. En effet, c’est lui qui organise l’échange franco-italien de deux expositions sur la Résistance en 1945. En octobre, Grenoble accueille ainsi l’« Exposition de la Résistance Piémontaise » et Turin s’apprête à recevoir à la fin de l’année celle qu’ont préparée les résistants grenoblois 591 . Lors de l’inauguration grenobloise, le 3 octobre, un ensemble de manifestations se déroule qui permettent aux personnalités présentes de saluer réciproquement les deux Résistances.

‘« Ce jour 3 octobre à 10 heures une délégation formée par le Comité Italien de Libération Nationale de l’Isère et le Comité Piémontais a déposé une gerbe au Monument aux Morts de la Porte de France à Grenoble en présence de M. le Préfet de l’Isère. [...] M. Reynier, Préfet de l’Isère, M. Berger du C.D.L. de l’Isère, M. Ormea, représentant le Comité de Libération du Piémont, le Colonel italien Fazio, représentant la Fondazione Solidarieta Nazionale, M. le Curé de la Paroisse du Sacré Cœur de Grenoble, représentant Mgr. l’Evêque, le Colonel Malraison, Gouverneur de la Place et divers délégués des mouvements de résistance assistaient à cette séance. Après la visite de l’exposition M. Ormea du Comité de Libération du Piémont a pris la parole. Il a rappelé les souffrances du peuple italien sous le régime fasciste dès avant la guerre et la lutte commune des maquisards italiens et français se sacrifiant pour la même cause. Il a reconnu l’ignominie de l’attaque italienne en Juin 1940, mais a demandé aux Français de n’en pas rejeter la responsabilité sur le peuple italien. Il a ensuite exprimé son espoir de voir les différends s’aplanir entre nos deux pays, et se créer prochainement un Comité France-Italie. M. Berger a ensuite prononcé quelques mots en apportant le salut du C.D.L.N. de l’Isère. Lui aussi a rappelé l’unité qui régnait entre les patriotes français et italiens sous la domination fasciste et nazie et a souhaité que des liens étroits resserrent désormais l’amitié des deux peuples. M. le Préfet de l’Isère a clôturé cette cérémonie en prononçant une courte allocution. Il a adressé ses félicitations aux artisans de cette exposition et a évoqué le temps de la lutte clandestine à laquelle il avait pris part 592 . » ’

Cependant, il semble que le dynamisme de quelques-unes de ces associations induisent un effet d’optique. Plus que d’une véritable mémoire véritablement internationale de la guerre, ou plutôt de la Résistance, leur existence est en fait le révélateur d’une volonté de certains pays de mettre en place une mémoire au contraire très spécifique, qui insiste avant tout sur les caractères nationaux de leur lutte. Pour les militants italiens, il s’agit également – en cela ils partagent les mêmes buts que leurs homologues français – de se forger une identité résistante afin de renouer les fils de leur propre continuité historique. C’est là qu’est la véritable urgence, l’enjeu de mémoire principal, même si jamais on n’hésite à souligner les points communs avec la Résistance française. Il n’est alors pas étonnant que les plus entreprenants soient les Italiens et les Polonais dont les pays ont été durement éprouvés par le déroulement du conflit. Mais il faut le reconnaître : dans le panorama général de la mémoire locale de la Deuxième Guerre Mondiale, leur contribution reste – forcément – marginale.

Toute différente est la place qu’occupe l’Association Départementale de la Fédération Nationale des Travailleurs Déportés et de leurs Familles adhérente au Comité National de Coordination MNPGD qui déploie une belle activité à Grenoble et dans l’Isère, dès 1945 (tournées de « propagande » dans le département, émissions hebdomadaires de radio, tous les mardis de 8 h 15 à 8 h 20, etc.). Apparemment, peu trouvent à redire à l’époque sur l’expression « Déportés du Travail ». Quelques problèmes apparaissent cependant, qui traduisent non seulement les différences de fait qu’établit l’État (d’accord en cela avec l’opinion publique et cela bien avant que ne vole en éclats l’unanimité de façade qui longtemps prévalut entre les « déportés », tous opposés dans les années 1950 à Paris ; cf. infra, « Les Malmémoires », pour des développements plus conséquents sur la mémoire des STO) entre les différentes catégories d’« Absents », mais également la conception un brin « susceptible » de son rôle que développe l’association elle-même, consciente semble-t-il de sa position ambiguë. La courte lettre adressée en décembre 1945 au préfet est bien dans cet ordre d’idée qui dit :

‘« Monsieur le Préfet,
Nous apprenons que le 9 novembre à 10 heures a eu lieu à la Préfecture une réunion pour la répartition de 2000 pardessus, répartition qui s’est effectuée de cette façon :
Prisonniers de Guerre : 1700 ;
Déportés politiques : 250 ;
Déportés de Travail : 50 593 .
Nous sommes véritablement surpris de ne pas avoir été invités à cette réunion, car notre Fédération devait être représentée, comme celle des Prisonniers et des Déportés Politiques.
Connaissant votre compréhension pour nos Déportés du Travail et en vous remerciant de tout ce que vous avez fait pour eux jusqu’à présent, nous espérons qu’à l’avenir notre place sera réservée pour de futures répartitions [...] 594  » ’

Sans que l’on puisse conclure définitivement – en l’absence de pièces documentaires « absolues » – à une marginalisation volontaire, les « S.T.O. » semblent cependant objectivement mis à l’écart et ne pourront guère influer sur la représentation collective du conflit qui se met alors en place, comme nous le confirmera plus avant l’analyse détaillée de leurs essais de mémoire.

Le monde des « associations » des Anciens Combattants et Victimes de Guerre de la Deuxième Guerre mondiale est véritablement à part. De nombreuses et complexes lignes de force internes l’ossifient, nourries de liens humains noués au temps de la lutte clandestine dont la force est difficile à imaginer de nos jours, d’espoirs de changement trop vite déçus, de rapports au pouvoir et à Paris différenciés en fonction des orientations politiques et aussi de concurrences parfois féroces (cf. infra). Inextricablement mêlés, ces différents niveaux de « rapports » (il en existe d’autres ; signalons l’un des plus intéressants, qu’il conviendrait d’étudier plus à loisir : le rôle des associations de la Première Guerre mondiale dans la structuration de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale) rendent difficile la perception d’une nébuleuse qui a certes parfois tendance à édicter ses propres lois mais qui, en revanche, ne vit pas repliée sur elle-même, puisque le (les) discours qu’elle produit sont aussi à destination de l’extérieur, de l’opinion.

Car s’il est de nos jours trop souvent injustement brocardé (pour ce qu’il voudrait dire d’obsolète, voire – c’est mal le connaître – de chauvin ou de nationaliste), l’esprit « ancien combattant » est à Grenoble entre 1944 et 1946 au contraire admirablement dynamique et ouvert. Il parvient à vaincre justement la tentation du repli sur soi, sur l’expérience à proprement parler extraordinaire qui unit ceux qui l’animent, pour continuer d’agir dans le présent et ce notamment par le biais de son travail de mémoire. Là résident une vraie originalité et une vraie prouesse : continuer d’influer sur le présent au nom du passé. En cela et quelle que soit leur nature, les associations grenobloises et iséroises ont à l’époque une vision positive de la mémoire, laquelle pour elles ne signifie pas uniquement culte du passé. Arguant de la mémoire pour essayer d’agir en connaissance de cause dans de nombreux compartiments de la vie socio-politique, voire culturelle, évitant le danger du passéisme et le risque de la fascination pour leur âge d’or, les associations grenobloises savent ainsi se comporter en intelligents acteurs de mémoire 595 .

Notes
588.

Notamment Archives Municipales de Grenoble, 4 H 36, pochette 14, « Associations et groupements d’étrangers » et ADI, 52 M 306 à 310, « Relations avec l’étranger ».

589.

Aux Archives Départementales de l’Isère, le carton 52 M 307, « Relations avec l’étranger. U.R.S.S. (activités de l’association France-U.R.S.S. Divers) 1945-1954 », dont on espérait beaucoup – notamment de la pochette C, « Sociétés russes » –, est en fait assez décevant qui consiste en une kyrielle de rapports de surveillance établis par les RG à propos des Grenoblois suspects de sympathies soviétiques et communistes. Il n’y a rien de directement intéressant non plus pour notre propos dans les cartons 52 M 308 et 310 (respectivement consacrés à la Grande-Bretagne et aux États-Unis).

590.

Résumé établi par les RG, le 18 juin 1946, note n° 3 937 ; ADI, 52 M 309, « Relations avec l’étranger. Pologne. Comité national Polonais. Libération. Juifs Polonais en France, etc. 1940-51 ».

591.

Les RG, en novembre 1945, disent cependant que cette dernière a du mal à se monter ; ADI, 52 M 306, « Relations avec l’étranger. Italie. Comité italien de Libération nationale. Sociétés italiennes de Grenoble, etc. 1945-53. ».

592.

Rapport des RG n° 5467, du 3 octobre 1945. Voir également en annexe n° XI la belle lettre adressée par le « Comité italien de Libération nationale. Section de Grenoble » au préfet pour le premier anniversaire de la libération de Grenoble. Ibidem.

593.

Comme de bien entendu, les « déportés raciaux » ne sont pas représentés…

594.

AMG, 4 H 36.

595.

Cette tradition d’intelligence se poursuit de nos jours, quelques-unes des associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre actives dans le département étant animées par des personnalités qui ont su conserver leur enthousiasme. Nous pensons notamment ici à l’ANACR de l’Isère et à ses principaux animateurs, Pierre Fugain et René Mouchet.