A – Les partis politiques : la mémoire comme argument de campagne ?

La question, posée de manière abrupte ci-dessus, est bien celle-ci de savoir si, en matière de politique politicienne, la mémoire a d’autre utilité que son… utilisation électorale.

S’il n’y a pas à douter de la volonté générale 596 de changer les règles du jeu politique au sortir de la guerre (les travaux préparatoires des Etats Généraux de la Renaissance Française menés avec enthousiasme et sérieux à Grenoble, comme on l’a vu), axés autour de la mise en place du programme du CNR, en font foi), il est tout aussi indéniable que tous les partis politiques intègrent immédiatement le thème de la mémoire à leurs arguments de campagne. Ou, pour être plus précis, que la façon dont ils parlent du conflit mondial qui s’achève et de ses répercussions nationales et locales contribue à forger une vision, une interprétation de la guerre qui va (là encore, le pluriel devrait être de mise : des interprétations de la guerre…) s’ajouter à toutes celles que nous venons d’étudier pour enrichir et complexifier encore le « système de mémoire(s) » dont se dote alors Grenoble.

Ainsi, si l’on examine par exemple de près les professions de foi programmatiques que proposent les 7 principaux partis politiques qui à Grenoble et dans l’Isère présentent des candidats aux élections législatives d’octobre 1945 597 , on constate que tous profitent de cet important rendez-vous pour, en même temps que leurs propositions à proprement parler politiques, présenter leur vision de la guerre. On est en fait là devant un volontarisme mémoriel qui s’impose de lui-même aux partis grenoblois, leur intimant, pour qu’ils puissent espérer convaincre qu’ils sont aptes à gouverner le futur, de garantir la qualité de leur récent passé. Évidemment – comment faire autrement ? –, on est alors le plus souvent dans le registre de l’auto-histoire, puisque l’impératif mémoriel du temps leur commande de présenter leur expérience des « années noires » à travers le prisme de l’engagement résistant. L’annexe n° XII permet de rapidement mettre en regard ces différentes « professions de foi mémorielles » proposées par les partis politiques grenoblois et de constater que certains font preuve dans ce registre d’une plus grande « technicité » que d’autres. En outre, il n’est pas jusqu’à la très conservatrice – pour ne pas dire plus… – liste de Réconciliation démocratique, Sociale et de Défense des intérêts paysans dont beaucoup des sympathisants furent de fidèles soutiens de la Révolution nationale, qui ne cherche à donner sa version, peut-être déjà « réhabilitatrice » (sur ce point, voir infra, « Les Malmémoires ») de l’histoire récente…

Il semble que sur ce terrain de l’interprétation/représentation de la guerre, les partis politiques partagent une même chronologie, qui s’articule en deux temps.

La première séquence les voit tous d’accord pour à la fois livrer leur analyse de la guerre, mettre ainsi en place leur mémoire propre et présenter aux suffrages des électeurs des candidats qui, en étant porteurs de cette mémoire positive, ont donc aussi de réelles chances d’être choisis. La grande nouveauté par rapport aux élections d’avant-guerre tient en ce que, pour pouvoir être éligible, une seule et unique condition est requise : avoir fait clairement le bon choix durant les « années sombres ». On ne saurait en effet envisager la candidature d’une personne qui ne se serait pas totalement engagée dans la Résistance ; la mise en avant du passé résistant des candidats présentés par chaque parti est alors un véritable passage obligé.

Ainsi, dans la liste patriotique et antifasciste que publiée par Le Travailleur Alpin le 20 avril 1945, en vue des élections à la mairie, il est intéressant de remarquer que la très grande majorité des candidats exercent des métiers – cultivateurs, ouvriers, etc. – dont le Parti communiste s’est fait le défenseur politique attitré. Mais il est encore plus instructif de constater que ce qui justifie la présentation de tous ces candidats aux élections municipales du 30 avril, ce sont les titres de gloire qu’ils ont acquis dans la Résistance. C’est encore plus frappant en octobre, comme l’illustre le document ci-après, qui présente aux Grenoblois la biographie des candidates communistes.

Tout se passe en effet comme si, dépassant la dialectique habituelle de la lutte des classes, le Parti communiste prenait subitement conscience de la résonance idéologique supérieure de la Résistance et, dans une moindre mesure cependant, de la Déportation. En tout cas, ces « Déportés du 11 novembre », « prisonniers depuis 1940 », etc., qui figurent sur la liste patriotique et antifasciste, acquièrent à la Libération une valeur symbolique très forte. Le Parti communiste, dès 1944 et de manière encore plus nette au début de 1945, veut tout d’abord être perçu comme le « Parti des 75 000 Fusillés » et non plus uniquement comme celui des prolétaires.

Mais cette pratique n’est pas réservée au seul Parti communiste. La liste d’Action Républicaine, à laquelle Le Réveil apporte lui son soutien, est formée sur le même schéma. Sur les trente-six candidats qui se présentent aux élections municipales et qui figurent sur cette liste, seuls douze n’ont a priori que peu à voir avec la guerre ou la Résistance. Cependant, la plupart de ces douze personnes peuvent se prévaloir d’une activité de « militants syndicalistes ». Certains sont mêmes les présidents d’importants syndicats, comme Marcel Tollin, qui dirige le syndicat agricole de Grenoble, fonction qui n’était pas pour plaire au régime corporatiste de Vichy. Cela suffit à en faire, sur une liste électorale et aux yeux des électeurs, des résistants objectifs... On peut aussi remarquer que Madeleine Perrot, « veuve de Jean Perrot , chef départemental Franc-Tireur », apporte en quelque sorte la caution posthume de son mari à cette liste. D’autres veuves, Mmes Bistési, Polotti, Thomas et Paincéderont elles aussi, en d’autres circonstances, aux sollicitations des partis politiques, lesquels s’arrachent littéralement les épouses des martyrs les plus emblématiques de la Résistance grenobloise.

Dans un deuxième temps, à partir de l’année 1946, on va aller vers une radicalisation de ce dispositif de mémoire qui va de plus en plus tendre d’abord à l’appropriation, à l’instrumentalisation forcenée, puis à l’accaparement monopolistique et donc à l’affrontement, comme on le verra en dernière partie.

Notes
596.

Encore qu’il faudrait évidemment nuancer cette envie de changement pour chacun des partis politiques actifs à Grenoble à la Libération.

597.

Il s’agit en fait, comme le rappelle un des tracts émis par le Parti communiste grenoblois, d’« Élections Générales » puisqu’à la double question du référendum (« Voulez-vous que l’Assemblée élue ce jour soit constituante » ; « S’il y a une majorité de oui à la première question, approuvez-vous l’organisation provisoire des pouvoirs publics proposée par le gouvernement ? ») sont couplées des élections législatives. Ces sept partis politiques sont le MRP, la SFIO, le Parti Républicain Radical et Radical-Socialiste, le PCF, le Parti Communiste Internationaliste, le Bloc des Républicains et des Socialistes Résistants pour la Renaissance Française et, à part, la liste de Réconciliation Démocratique, Sociale et de Défense des Intérêts paysans.