IV – Personnalités et individualités : un discours de la confirmation.

Qu’il s’agisse de personnalités à la réputation locale (le Docteur Martin par exemple, ou le célèbre sénateur Perrier ) ou à la renommée nationale, les « grands hommes » qui prennent la parole dans l’après-guerre à Grenoble ont au moins trois points communs.

Ce sont d’abord tous des hommes politiques. Ils sont d’expérience, voire âgés, et leur assise personnelle et politique est depuis longtemps établie. Ensuite, quand ils livrent leur vision de la façon dont Grenoble a traversé la guerre, ils le font en règle générale en leur nom propre, en dehors de la structure partisane dont ils sont les dirigeants – notamment le Docteur Martin qui met un point d’honneur à ne jamais confondre ses responsabilités au sein de la SFIO, ses fonctions de maire et son point de vue privé quand il s’exprime sur le conflit 623 . Enfin, leur prise de parole est toujours une prise de parole de la « confortation mémorielle » : Grenoble et sa région sont toujours confirmées, par l’entremise de la prise de parole des grands hommes, dans la vision que depuis la fin de la guerre elles développent d’elles-mêmes – à savoir une mémoire positive des événements.

Le meilleur exemple de ces rapports mémoriels de miroir est fourni selon nous par le voyage que fait à Grenoble Vincent Auriol, en 1949. Même s’il se situe chronologiquement un brin tardivement par rapport à notre période de référence, on a là la quintessence des propos que tiennent ces intervenants « extérieurs » de mémoire. Les mots que le premier président de la IVe République prononce en réponse au discours de bienvenue que fait Martin, en sa qualité de maire, insistent en effet en priorité sur la nature foncièrement « résistante » de Grenoble. Il faut dire que Martin lui a indiqué la marche à suivre ; quand on est à Grenoble, il convient de rappeler qu’il y eut, là plus qu’ailleurs, une forte opposition à l’envahisseur et au régime de Vichy.

‘« Nous vous sommes infiniment reconnaissants, Monsieur le Président de la République, de consacrer quelques heures de votre temps précieux à cette bonne Ville de Grenoble qui mérite, nous semble-t-il, son titre envié de Capitale du Dauphiné et des Alpes Françaises.
N’a-t-elle pas été, il y a quelques mois à peine, la Capitale de la Résistance dans cette province que nous honorons aujourd’hui ? Et les décorations prestigieuses qui figurent maintenant dans ses armoiries ne sont-elles pas le glorieux symbole de ses souffrances, de ses sacrifices et de son ardent amour de la Patrie et de la liberté 624  ? »’

Martin n’oublie d’ailleurs pas de rappeler la raison officielle de la présence de Vincent Auriol, esquissant ainsi une habile construction de mémoire historique locale en abyme : ‘ « Vous avez ainsi marqué l’intérêt et l’affection que vous portez à cette province – partie intégrante du patrimoine national – qui, depuis des siècles, a donné tant de preuves de son attachement indéfectible à la Mère ’ ‘ Patrie», rappelant plus loin que « l’Histoire nous rappelle que Grenoble fut, dans le passé comme dans le présent, une terre d’hommes libres. Dans cette ancienne demeure de Lesdiguières ’ ‘ eut lieu, le 14 juin 1788, la réunion mémorable qui prépara l’Assemblée de Vizille ’ ‘ et ouvrit la Révolution française ’ ‘ 625 ’ ‘  ».

Instruit au plus près de la réalité du conflit à Grenoble et dans le département par une note synthétique que lui ont remis les services de la préfecture 626 , Auriol répond en ces termes à son vieux camarade de la SFIO :

‘« Je suis particulièrement heureux à l’occasion de ce VIe Centenaire de l’intégration du Dauphiné à la Patrie Française de célébrer avec vous, Monsieur le Maire, l’esprit d’audace et de liberté qui anima toujours les habitants de votre belle ville. Le passé et le présent s’unissent pour en témoigner : il y a cent soixante ans Grenoble en révolte contre le Roi prenait le parti de son Parlement et marquait son esprit d’indépendance par la célèbre Journée des Tuiles, prélude de la Révolution française.
Il y a neuf années, renouant avec cette tradition et voulant vivre dans la Liberté, GRENOBLE donnait un nouvel exemple à la France ; elle méritait le titre envié de Capitale de la Résistance, un titre lourd de combien de drames et de deuils !
Dès le 10 juillet 1940 trois parlementaires de l’Isère votant contre les pleins pouvoirs au Gouvernement du Maréchal Pétain fondaient dans le Département l’esprit de Résistance.
Toutes les occasions sont déjà bonnes aux Républicains de la ville pour manifester clandestinement leur haine de l’occupation et de la dictature.
En 1941 la surveillance policière devient très active, on arrête, on emprisonne et pourtant la troupe des combattants de l’intérieur grossit sans cesse. Les groupes Combat, Libération, Franc-Tireur unissent leurs efforts : les réunions clandestines se multiplient, les journaux et les tracts circulent de mains en mains. La Résistance gagne les campagnes. Les réfractaires au STO sont recherchés. Ils trouvent dans les villages de la montagne des amis et des abris sûrs : premiers noyaux de ces camps glorieux douloureusement célèbres du Vercors, de la Chartreuse et de l’Oisans. Les services d’espionnage poursuivent leur triste besogne. Au début de l’année 1943 les promoteurs du maquis du Vercors sont arrêtés : vous en étiez, Monsieur le Maire. Mais d’autres hommes allaient continuer l’action de ces pionniers de la Résistance et préparer la phase insurrectionnelle qui devait hâter la Libération du Territoire.
A cette époque les Allemands remplacent les Italiens et la répression prend un caractère impitoyable.
Malgré cela, toujours à la pointe de la sourdre lutte Grenoble s’impose volontairement de lourds sacrifices : dans la nuit du 14 Novembre et à l’aube du 2 Décembre 1943 les poudrières de la ville sautent et la Cité subit de cruelles blessures. Les déportations se multiplient : le 11 Novembre 1943, 700 Grenoblois furent arrêtés et 400 d’entre eux déportés pour s’être rassemblés devant le Monument des Diables Bleus afin d’y célébrer dans le silence le glorieux anniversaire de 1918. La liste des victimes s’allonge sans cesse : la Résistance Grenobloise est douloureusement frappée dans ses Chefs. Dr Valois, Jean Perrot, Jean Pain, Doyen Gosse et son fils, Professeur Bistési, Paul Vallier et combien d’autres. La persécution ne sut que durcir la volonté des Dauphinois.
Et la lutte continue jusqu’à la Libération, apportant chaque jour son tribut de douleurs et de gloire : ce sont les combats du Vercors entre les Forces Françaises de l’Intérieur et les troupes allemandes qui font preuve dans cette région de la plus sauvage férocité, ne laissant sur leur passage que cadavres et ruines. Sentant déjà passer le vent de la défaite l’Allemand tue : au total le département de l’Isère paya un lourd tribut de sang et de larmes. 635 civils fusillés ou massacrés. 1350 militaires ou F.F.I. tués. 3050 déportés politiques dont plus de 1 800 ne rentrèrent jamais.
Ah oui, les Dauphinois sont fidèles à la France depuis six cent ans et ils savent le montrer !
En remettant à Grenoble la Croix de la Libération et la Croix de Guerre le Gouvernement de la République voulut consacrer la part prépondérante de votre ville dans la lutte clandestine.
Mais vous nous l’avez dit, Monsieur le Maire, les Grenoblois ne sont pas seulement courageux dans la guerre, ils savent dans la paix faire de leur ville une des plus belles de France, au plein sens du mot une capitale provinciale active et cultivée au milieu d’un cadre de nature grandiose qui attire l’étranger.
Certes sur le dur chemin de l’après-guerre les obstacles ne manquent pas, la patience et le courage de tous en viendront à bout. Soyez sûr, Monsieur le Maire, que dans votre lourde tâche d’administration de la ville le Gouvernement vous aidera. Vous trouverez toujours auprès de lui un appui compréhensif et il espère bientôt résoudre au mieux le délicat problème des finances locales 627 . » ’

L’intérêt pour notre étude réside essentiellement – plus que dans le décryptage de telle ou telle expression plus ou moins connotée ; notons cependant qu’Auriol décerne lui le titre de « Capitale de la Résistance » à Grenoble... – dans la permanence d’un discours dont le message de fond est fixé depuis celui – beaucoup plus court – prononcé par le général de Gaulle (dont le nom n’est significativement pas cité ici !) en novembre 1944. Grenoble y trouve son compte qui, ainsi, se trouve périodiquement confirmé dans son image d’exception mémorielle. Car, évidemment, en cette occurrence de 1949, le poids des mots qu’on vient de lire est d’autant plus lourd qu’ils tombent de la bouche du président de la République en exercice. Et s’il ne faut bien entendu pas grossir démesurément l’importance de ces discours de la confirmation, il est certain que leurs répétitions assez régulières sont longtemps perçues à Grenoble comme autant de preuves de la reconnaissance publique – locale et extralocale – de la valeur de la communauté. En ce sens donc, eux aussi participent à l’édification du dispositif grenoblois de mémoire de la Deuxième Guerre Mondiale.

Le bilan de cette année et demi d’activité mémorielle est à nuancer, tant chacun des trois acteurs que nous venons de voir à l’œuvre a des objectifs différents. Dans sa visée partisane et « politicienne », la politique va rapidement user de la mémoire comme elle sait le faire, c’est-à-dire en l’instrumentalisant à des fins électorales. L’Église catholique cherche elle sa voie mémorielle en même temps qu’elle s’interroge sur sa représentation politique, choisissant en dernier ressort la continuité historique et la fidélité culturelle. Cette voie-là n’est-elle pas précisément trop moyenne pour pouvoir assurer que sa voix et sa différence seront entendues ? Rien n’est moins sûr. Enfin, on vient de le voir avec l’exemple de la visite de Vincent Auriol en 1949, Grenoble ne dédaigne pas les témoignages de considération, non pas qu’elle nourrisse des doutes sur elle-même, mais parce qu’ils permettent de réaffirmer la qualité irréductiblement à part de sa mémoire de la dernière guerre.

Reste à présent à savoir ce que la Résistance, en tant qu’elle-même, dit de sa mémoire.

Notes
623.

Des exceptions notables existent, comme celles qu’illustrent les différentes visites que de Gaulle fait à Grenoble (cf. infra, notre passage sur les rapports conflictuels qu’entretiennent de Gaulle et Grenoble).

624.

ADI, 54 M 39, « Fêtes du VIème Centenaire du Rattachement du Dauphiné à la France. Divers. 1959 » et 54 M 40, « Visite de M. le Président Auriol. 1949 ».

625.

ADI, ibidem.

626.

ibid.

627.

Ibidem.