A – Le fractionnement politique.

La Résistance comme projet d’union politique après la victoire ne réussit pas à s’imposer. Les efforts entrepris dès l’été 1944 et encore au cours de l’année 1945 n’empêchent pas l’échec final. Et c’est évidemment là que réside le principal ennemi de la Résistance en tant qu’acteur de mémoire. Le phénomène est d’une simplicité mécanique : si politiquement elle se désunit, la Résistance est condamnée à se désunir « mémoriellement ». Le lien « logique » entre ces deux désunions est d’autant plus néfaste que si la Résistance peut espérer survivre à une compétition politique née en son sein, sa crédibilité mémorielle ne peut en revanche guère s’accommoder de dissensions trop fortes et trop visibles. Et par exemple, ce que nous présentions plus haut comme une chance et une richesse – la multiplicité des associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre en charge de rendre concrètement visibles les mémoires de la guerre – devient une malédiction, dès lors que la concurrence inhérente au jeu politique reprend ses droits. Dès le printemps 1945 le monde de la Résistance grenobloise s’achemine vers une inéluctable scission. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison qu’elle se noue autour de l’opposition de deux associations, le thème de la mémoire fournissant d’ores et déjà le meilleur des terrains d’affrontement. Voici comment, pour réagir à la fondation à Grenoble de la FNAR, ses opposants expliquent en mars 1945 la création d’une association volontairement concurrente, l’AMR.

‘« Cher Camarade,
Il vient de se fonder à Grenoble une “Association des Anciens de la Résistance” rattachée à un organisme siégeant à Paris.
Le but de ces fondateurs est-il bien uniquement de grouper les anciens de la Résistance ? En effet, ce Mouvement a été créé à l’instigation du gouvernement. Or, il est troublant de constater que le gouvernement à l’heure actuelle, dans toutes ses manifestations, tourne le dos à la Résistance. Ne maintient-il pas, par exemple, en prison le Lieutenant-colonel Augé, le capitaine Poncet et le lieutenant Lallemand.
Si les buts sont uniquement sociaux et d’entraide, pourquoi le gouvernement n’a-t-il pas chargé ses préfets de promouvoir cet organisme dans le cadre du Département ?
D’autre part, il semble que la composition du Comité de l’Isère n’est pas de nature à rassembler tous les véritables et anciens Résistants du département.
Nous constatons donc que, si on avait voulu couper la Résistance en deux, on ne s’y serait pas pris autrement. En somme, ce qu’on nous présente de Paris provoque dans l’Isère la scission alors qu’il faut absolument faire l’union. Les Départements de SAVOIE et HAUTE–SAVOIE l’ont parfaitement compris, car ils se sont formés dans le cadre du département et leur [illisible] est en plein fonctionnement et groupe la totalité des associations de la Résistance.
En conséquence, un groupe de Camarades Résistants du début ont estimé que l’Association des Anciens de la Résistance telle qu’elle se présente et telle qu’on nous la présente, ne nous donne pas satisfaction. Nous ne savons rien des animateurs véritables et trop peu de choses de l’Association. Elle ne répond pas à nos vœux d’UNION, de PROPRETE, d’ENTRAIDE. Au long de notre route douloureuse, nous avons vu tomber trop de camarades. Élite de la Nation, pour nous engager sans VOIR. Nous ne pouvons oublier que les Anciens Combattants de 14/18 ont été manœuvrés par la politique au profit d’intérêts qui n’étaient pas toujours ceux pour lesquels ils s’étaient battus. Conscients de notre mission, nous refusons de nous laisser manœuvrer.
Nous avons donc entrepris de nous grouper en une Association dont l’accès sera, en principe, le même que pour l’adhésion de l’Association des Premiers Résistants en Haute-Savoie [...] 628 . »’

C’est cependant plus tard, surtout à partir de 1946-1947, que ces deux associations passeront clairement à des essais de captation de la mémoire de la Résistance, jusque là partagée si ce n’est indivise. 1945 est encore l’année des tâtonnements. Mais, en germes, l’instrumentalisation mémorielle est déjà présente.

Certes, on se rend compte du danger du fractionnement politique. On essaye alors parfois de réagir, en tentant par exemple d’inventer des passerelles entre histoire, mémoire et politique. C’est le rôle du Comité de coordination des organisations de Résistance de l’Isère et de Résistance Unie de l’Isère, dont nous verrons que le travail se compliquera à mesure que le contexte politique général se durcira (cf. infra, « La mémoire de la Résistance à Grenoble, 1947-1964 : batailles pour un monopole ? »). Reste que la pertinence du discours mémoriel de la Résistance apparaît déjà fragilisé en 1945.

Notes
628.

Nettement classée à droite, la FNAR est dirigée par le Commandant Nal. ADI, 2797 W 92, « Résistance : mouvements ou groupements organisés à la suite de celle-ci. 1945-48 ».