B – L’État, trop puissant.

C’est bien l’État, ce « monstre froid », qui mène le jeu mémoriel à Grenoble. Les immenses qualités du préfet Reynier n’y pourront rien changer : le dispositif mémoriel national s’élabore à Paris et s’impose à la province, arasant les différences et les particularismes, affirmant une vision autorisée et une interprétation officielle du conflit, bref, prenant le pas sur les autres acteurs de mémoire et notamment sur la Résistance. On pourrait multiplier pratiquement à l’infini les exemples de situations où dans le domaine de la mémoire l’État se heurte à la Résistance au détriment de cette dernière. Parfois, les cas de figure sont à la fois complexes et surprenants. Ainsi, de juin 1946 à septembre 1947, une « affaire » sinon importante, du moins intéressante parce que révélatrice de certains des conflits internes qui minent l’union de la Résistance grenobloise, oppose le Groupement National des Réfractaires et Maquisards et la Préfecture de l’Isère. Le nœud de cette querelle peut paraître ténu : le GNRM réclame en effet simplement du préfet qu’il applique la loi, en l’occurrence l’article 2 de la circulaire 944/DCC du 30 juillet 1946 629 qui précise que « [...] ’ ‘ ’ ‘ le bénéfice des dispositions relatives à l’habillement sera étendu aux Réfractaires et Maquisards, toutes les fois qu’il s’agira de cas sociaux ’ ‘ ’ ‘ . Il n’est nullement question pour que les Réfractaires puissent bénéficier de cette attribution, qu’ils aient obligatoirement rejoint un maquis constitué ou un groupe de résistance [...] ’ ‘ 630 ’ ‘  ». Le préfet, doutant – et on le comprend, à la lecture des derniers mots de cette lettre – de la « résistantialité » du GNMR , diligente alors une enquête des Renseignements Généraux à propos de Jean-Claude Bloch , « [...] Président départemental provisoire pour l’Isère du Groupement National des Réfractaires et Maquisards [...]. Vos renseignements devront plus particulièrement porter sur l’activité de l’intéressé dans la Résistance en me précisant notamment l’organisation dans laquelle il a milité, où et quand ’ ‘ 631 ’ ‘  ? » . Si l’on ne possède malheureusement pas le résultat de cette enquête, le préfet se fait en quelque sorte taper sur les doigts par le ministre des ACVG. Le 15 septembre 1947, il reçoit cette courte lettre, dont il adresse immédiatement une copie à l’Office Départemental des ACVG : « Suite aux différentes correspondances que nous avons échangées avec les services de votre Préfecture concernant le GNMR, je tiens à vous informer qu’aux termes du décret du 10 mai 1947 ladite association est considérée comme faisant partie des Groupements ressortissant de mon Ministère et vous signales qu’elle a droit, dans la limite des règlements existants, à participer à toutes les activités de mes différents services ’ ‘ 632 ’ ‘ . » Force reste donc au GNMR, par l’application stricto sensu de la loi, pour l’occasion rappelée d’en haut, depuis Paris. Que sa qualité de mouvement de Résistance soit contestable 633 est une chose, mais sa connaissance de la définition légale et juridique de la Résistance, minutieuse au point d’être procédurière, lui permit de passer outre les (légitimes ?) préventions de « Vauban » et de gagner cette minime bataille de mémoire.

Dans la plupart des occasions cependant, la confrontation est plus classique. La Résistance se plaint à l’État du peu de cas qu’il fait d’elle et de sa mémoire. Cette configuration est d’ailleurs une constante, qui s’installe durablement dans le temps. En 1949, le 27 août exactement, le préfet adresse au ministre de l’Intérieur le texte suivant 634 , qu’il a lui-même reçu quelques jours plus tôt :

‘« Grenoble, le 22 août 1949.
La Résistance Unie de l’Isère à Monsieur le Préfet,

En ce cinquième anniversaire de la Libération de Grenoble et de notre département par les FORCES FRANCAISES DE L’INTERIEUR ET NOTRE ARMEE NATIONALE, aidée puissamment par nos Alliés anglais, américains et russes, LA RESISTANCE UNIE DE L’ISERE demande à MONSIEUR LE PREFET de vouloir bien prendre connaissance et transmettre au Gouvernement la motion suivante :
“Nous Résistants du Département de l’Isère, réunis en dehors de toute ingérence politique, protestons énergiquement contre la campagne haineuse qui tend à discréditer la Résistance en même temps qu’elle vise à amnistier et réhabiliter les anciens agents de l’ennemi et qui atteint aujourd’hui une ampleur outrageante ;
Nous voulons que cessent les écrits insultants à la mémoire de nos morts, ainsi que les tentatives naissantes de glorifier traîtres et collaborateurs notoires ;
Nous voulons que ceux qui écrivirent une des plus belles pages de l’Histoire de notre Pays, ne voient pas, moins de cinq ans après la Libération, leur qualité de Résistant considérée comme une tare ;
Nous voulons que le Gouvernement mette un terme aux emprisonnements arbitraires dont un trop grand nombre des nôtres font l’objet, pour des missions accomplies pendant l’Occupation, en vue de la Libération de la Patrie”,

les Organisations groupées au sein de la RESISTANCE UNIE de L’ISERE
AS, FTPF, Les Maquis du VERCORS, de CHARTREUSE, du GRESIVAUDAN, de l’OISANS (SECTEURS I, V), des CHAMBARANDS, le SECTEUR VII, FNAR, AMR, RESISTANCE-FER, les RESEAUX, COMITE MEDICAL DE LA REISTANCE, etc. 635 . »’

Et, si ce n’est pas le moindre intérêt de ces rapports orageux que la Résistance entretient avec l’État qu’ils parviennent parfois, pour un temps, à ressouder le camp de la Résistance sur la défense d’une valeur malgré tout commune, à savoir la mémoire de son combat, force est de constater que la prééminence mémorielle absolue revient à l’État.

Affrontée à ces deux obstacles (la politique ; l’État) la Résistance ne pourra longtemps développer un discours de mémoire cohérent. La tentation est alors forte pour ceux qui sont les principaux animateurs de la vie politique française (et grenobloise…) après-guerre, qui eux-mêmes furent d’incontestables acteurs de la Résistance (on pense bien entendu ici au Parti communiste et aux « gaullistes »), après qu’ils ont pris conscience de cet échec, d’aller vers une appropriation (sûrement à vocation de monopole, il faudra le vérifier) et une instrumentalisation « personnelle » de la mémoire résistante. Car – et ce n’est pas un paradoxe – si la Résistance éprouve des difficultés à passer de l’histoire à la mémoire, il semble que ces deux composantes savent franchir ce gué, par l’intermédiaire de la politique.

Il ne faut pas trop rapidement conclure à une perversion du thème de la mémoire par la politique. On va constater en effet que cette instrumentalisation, même si elle est intéressée, est pour une large part sincère, en ce sens qu’elle constitue une partie de l’identité idéologique et culturelle de certains partis qui luttent alors avec d’autant plus d’acharnement pour ce monopole mémoriel qu’ils sont conscients qu’il leur est, au sens premier du mot, vital. Cependant, céder à cette tentation de la « politisation de la mémoire » signifie qu’on brûle ses vaisseaux et qu’on renonce objectivement et publiquement à continuer de faire vivre le mythe de l’Union de la Résistance. Et alors que s’affinent des mémoires politiques opposées de la Résistance, la mémoire de la Résistance ne risque-t-elle pas, aux yeux de l’opinion, de subir une certaine forme de désenchantement, à présent qu’elle est officiellement déficitaire de sa composante d’union, même mythique ?

C’est d’ailleurs sûrement là que se situe le principal enjeu de mémoire de la Résistance : savoir conserver, « après coup », la part de magie et de mythe qui était la sienne pendant la guerre.

Notes
629.

Les textes de loi auxquels fait référence cette lettre sont les circulaires 867/DCC du 18 avril 1946 944/DCC du 30 juillet 1946 du Ministère des ACVG, « [...] relativement à l’attribution de vestiaires dont peuvent bénéficier les Réfractaires et Maquisards », précise la lettre. ADI, 2797 W 92, pochette 14, « Section Départementale de l’Isère du Groupement National des Réfractaires et Maquisards ».

630.

Lettre du 21 septembre adressée par la direction provinciale du GNMR au préfet de l’Isère. ADI, Ibidem.

631.

Note aux RG du 4 juillet 1946. Ibid.

632.

Ibid.

633.

Dans l’article 2 des « statuts du GNMR de 1940-1944 déclaré conformément à la loi sous le numéro 4073 », on trouve une « Définition du Réfractaire. Le Réfractaire est celui qui n’écoutant que les appels de sa conscience et son idéal patriotique, a refusé de se soumettre aux ordres, menaces et prétentions de l’envahisseur ou du gouvernement de fait, se disant État Français. Est réfractaire, celui qui s’est soustrait préventivement, ou après convocation, à la Relève ou au STO sur l’emploi de la main-d’œuvre (loi de Vichy imposée par l’Allemagne ) et qui a vécu dans l’illégalité avant le 6 juin 1944. Pour les cas exceptionnels qui se sont révélés après le 6 juin 1944, une Commission Nationale statuera sur chaque dossier [...] ». Ibid.

634.

Ce texte est truffé de fautes d’orthographe et de frappe. Nous le retranscrivons ici dans sa version « corrigée ». ADI, 2797 W 92, pochette 18, « Résistance Unie de l’Isère».

635.

12 signatures manuscrites ponctuent et concluent ce document. ADI, ibidem.