1 – L’équation électorale communiste : mémoire, histoire et politique.

On peut citer comme un exemple de l’efficacité de cette tactique de propagande l’article intitulé ‘ « Le passé du Parti Communiste répond de la République » ’ que publie Le Travailleur Alpin à la veille des élections législatives de 1945 645 . Il établit en quatre points, très précisément datés, la glorieuse tradition de résistance du Parti communiste. Fondé sur une vision longue de l’histoire du Parti, cet article remonte jusqu’au 6 février 1934, date à laquelle, déjà, le ‘ « Parti communiste résistait au danger fasciste, importation étrangère [...] ». L’article continue d’ailleurs ainsi, jetant le doute sur les adversaires politiques actuels du Parti, chrétiens-sociaux, mais aussi socialistes : ‘ « [...] N’est-ce pas le Parti Communiste qui, le soir du 6 février 1934, rassemblait à Paris ’ ‘ les antifascistes et mettait en échec le coup d’État préparé par les ligues factieuses à la tête desquelles se trouvaient les mêmes hommes que nous retrouvons aujourd’hui camouflés en “progressistes” ou en “républicains” ! »Les « progressistes », ce sont bien sûr les socialistes et derrière les « républicains », il faut évidemment voir les chrétiens-sociaux : l’époque se prêtant à la dramatisation du discours, l’allusion est limpide pour les lecteurs du Travailleur Alpin.

Vient ensuite le deuxième moment de cette formidable décennie résistante : le Front Populaire, sur lequel cependant on ne s’attarde guère. Puis l’avant-dernière étape, la plus cruciale peut-être, étant données ses conséquences incalculables : Munich. ‘ « Le Parti communiste n’était-il pas le seul à lutter contre la criminelle politique de non-intervention [...]. Seuls les communistes répondirent NON à Hitler ’ ‘ ’ ‘ et à ses valets. » ’ Arrive enfin l’aboutissement logique de cette longue chaîne d’avertissements solennels lancés par le Parti communiste avant la débâcle de 1940 : ‘ « Dans la lutte clandestine contre l’occupant et ses valets vichystes, les communistes se sont levés avant le jour ’ ‘ 646 ’ ‘ et n’ont pas attendu comme tant d’autres le jour J du débarquement ou le jour V de la Libération pour organiser les patriotes dans les groupes des Francs-Tireurs et Partisans Français. Ses 75 000 morts sont le témoignage douloureux du patriotisme sincère qui a animé les plus petits militants comme les plus hauts responsables. »

Se fondant sur leur lecture intéressée de l’histoire, les communistes grenoblois projettent également d’en réécrire le déroulement, confiants en leur expérience de la propagande, tentant d’offrir à leurs sympathisants, mais aussi à l’ensemble de la population, une mémoire de la continuité en matière de combat antifasciste. Et dans le même temps, ils mettent en place une mémoire collective de leur Résistance, en essayant d’insérer leur mythe « personnel » le plus récent – celui des « 75 000 fusillés » – dans l’histoire française « globale » de la Deuxième Guerre mondiale.

On voit en outre se dégager de cet article (remarquablement composé au demeurant ; à chaque date nouvelle répond, comme en écho, le slogan : « le passé de notre parti répond de son avenir »), les trois valeurs essentielles à la doctrine communiste de l’immédiat après-guerre : Antifascisme, Patriotisme et République. C’est d’ailleurs la fidélité à ces trois valeurs éminemment politiques qui motive selon Moullet l’engagement du Parti dans la Résistance. Et, conclut le journaliste, c’est parce que « le P.C est l’incarnation même de la République » que ‘ « vous enverrez une puissante cohorte de communistes à la Constituante : en votant le 21 octobre pour les listes communistes d’Union Républicaine et Résistante » ’. La démonstration est sans faille et s’appuie sur une rhétorique de la propagande depuis longtemps éprouvée. Plus incisif que Moullet, Moustier préfère se consacrer au comportement exemplaire du Parti communiste durant la seule période de la Résistance, sûr ainsi de toucher son public et espérant aussi recruter hors de sa sphère d’influence habituelle. Le 10 octobre, il exalte, dans un article intitulé « Notre drapeau », le rouge symbole du Parti, ‘ « vrai drapeau de bataille, déchiqueté, troué de balles, aux couleurs fanées sous les combats, mais toujours vivant, porté haut et ferme par des bras vaillants, des centaines de milliers de bras [...] à la tête de nos combattants, de nos héros et de nos morts, il a claqué, il claque, il claquera fièrement aux vents des luttes du passé, du présent et de l’avenir ». N’oubliant cependant pas que le référendum et les élections législatives approchent, Yves Moustier assume parfaitement sa tâche de responsable de ‘ « l’organe régional du P.C.F pour les Alpes » ’ et énumère ceux qui sont les porte-drapeaux locaux de l’étendard communiste, ceux autour desquels ‘ « vous vous rangerez le 21 octobre » : « Prenez les tous et toutes, nos candidats, nos candidates ! Penchez-vous sur leur passé : il est sans tâche, sans compromission ! Vittoz ’ ‘ de la Haute-Savoie ’ ‘  ; Plas ’ ‘ , de la Savoie ’ ‘  ; Jullian ’ ‘ , des Hautes-Alpes ’ ‘  ; Michel, de la Drôme ’ ‘  ; Berlioz ’ ‘ de l’Isère ; toutes et tous ils ont combattu, souffert pour que renaisse le pays ». Poussant encore plus loin dans cette voie, Moustier n’hésite pas à intituler son éditorial du 22 octobre : ‘ « 22 octobre 1941 : Châteaubriant ’ ‘  ! 22 octobre 1945 : le peuple vote République ! » ’ Le message est on ne peut plus clair. Il s’agit de voter pour les candidats communistes par respect pour la mémoire de ceux qui furent fusillés à Châteaubriant quatre ans plus tôt, et jour pour jour qui plus est. La meilleure des commémorations sera donc l’acte purement politique du vote communiste. D’ailleurs, le 24 octobre, un gros encart en première page du Travailleur Alpin clame : ‘ « Pour honorer ceux de Châteaubriant, honorez le parti des fusillés. »

C’est au respect d’un devoir moral, d’une dette sacrée parce que contractée dans le sang qu’appelle Moustier, en proposant à tous de devenir communiste, de rallier, a posteriori et par le vote, le « camp de la Résistance » : parce qu’ils savent que ‘ « les communistes ont eu le plus de morts pour la cause de la France, les Françaises et les Français voudront aujourd’hui avoir leurs héritiers vivants pour les représenter, les aider à remonter la pente... vers la victoire ! »

L’originalité est là intéressante à signaler : la mémoire communiste de la guerre est à la fois mythifiée (c’est notamment la fonction de ce chiffre-symbole de « 75 000 fusillés » qui fait très longtemps référence après-guerre) et historisée (par le recours systématique à l’explication historique). Atemporel, le Parti communiste semble vouloir s’attribuer le rôle du gardien éternel des valeurs de la Résistance. Le schéma de la lecture que font les communistes grenoblois de la guerre est alors simple à déchiffrer, parce qu’il est essentiellement guidé par une vision utilitariste des « années sombres » : il revient à dire que les termes de Communiste et de résistant sont, à la Libération, quasiment synonymes. Qui a été communiste en 1934, 1936 et 1938 n’a pu qu’être résistant en 1940-1944 et ne peut que souhaiter une France républicaine pour 1945. C’est l’épaisseur de ce passé récent qui donne un sens au présent. Et pour ceux qui ne furent pas communistes et qui ne le sont toujours pas, le vote communiste s’impose, ne serait-ce d’ailleurs qu’en signe de reconnaissance.

Cette équation, par essence très réductrice, procède nettement d’une volonté consciente de réfection idéologique de l’histoire. Le Parti communiste est la seule force politique (avec le Gaullisme peut-être, mais c’est à discuter) à posséder les moyens nécessaires pour engager une telle réécriture. Cette tactique conduira bientôt à l’élaboration d’un véritable mythe communiste de la Résistance – comparable en importance à celui de la Révolution de 1789 –, essentiel à l’identité communiste de la seconde moitié du vingtième siècle, et antagoniste politiquement du mythe gaulliste, d’accord cependant avec ce dernier pour se partager ainsi l’espace mémoriel national.

Et l’on sait que, sur un plan strictement politique et national, le Parti communiste recueillera avec satisfaction les fruits de sa propagande puisqu’en novembre 1945, il entre au gouvernement de Gaulleavec cinq ministres. Pour Grenoble, si l’on n’assiste pas à proprement parler à un raz-de-marée, la progression du Parti communiste est néanmoins spectaculaire 647 .

Il faut cependant signaler que cette pratique du recours systématique à la mémoire de la Résistance, ‘ « où c’est celui qui crie le plus fort qui était le plus entendu ’ ‘ 648 ’ ‘  » ’ fut moins efficace à Grenoble que dans d’autres régions de France. Contrairement par exemple au basculement radical de certaines municipalités d’influence SFIO avant-guerre et pour lesquelles on note que, non seulement l’électorat, mais aussi une importante partie de l’appareil socialiste passe au camp communiste 649 , Grenoble reste certes une ville de gauche, mais ne cède pas complètement aux sirènes communistes.

Pourtant, l’activisme de la mémoire communiste a très vite su investir tous les domaines. Aux deux pôles essentiels et classiques de la propagande communiste – le parti et ses différentes cellules pour la politique, et la CGT pour le syndicalisme –, s’ajoute à la Libération une pléthore d’associations, nées pour la plupart de la Résistance. Leur activité couvre ainsi tout le champ associatif et elle tissent un réseau serré de promotion de la mémoire communiste, lequel fonctionne comme un parfait relais idéologique. La liste est longue de ces associations très actives à Grenoble : Union Nationale Espagnole, Amicale des Engagés Volontaires Étrangers, Mouvement National contre le Racisme, Milices Patriotiques, Union des Étudiants Patriotes, Assistance Sociale FTPF, Union Départementale des « Fils de Tués », etc. Il s’agit là d’associations créées pendant la guerre ou immédiatement à la Libération dont on remarque que, inféodées au Parti communiste, elles ne laissent échapper aucun domaine où peut s’exercer leur militantisme ; de l’aide sociale apportée aux familles des « Combattants de la Résistance », jusqu’aux mouvements d’aide aux étrangers en passant par les traditionnelles associations de défense des ouvriers, les militants communistes sont partout présents.

Tenant un discours qui tout à la fois rassure (il devient en effet de plus en plus évident que les communistes n’emploient le terme de Révolution que pour faire « image », surtout à partir de leur entrée au gouvernement) et proteste (leur volonté de faire « avancer » les choses est indiscutable), le Parti communiste grenoblois met au point une habile dialectique qu’il met en exercice surtout lors des journées commémoratives qu’il prend, seul, l’initiative d’organiser. Ces dernières visent en effet toutes à conforter l’image d’un Parti communiste résistant par tradition et par définition.

On peut ainsi repérer trois catégories de commémorations au cours desquelles le Parti communiste s’octroie la place de l’officiant principal et même unique.

La première de ces catégories regroupe les cérémonies dédiées à des martyrs communistes locaux, dont l’action militante au sein du parti et leur engagement concomitant dans la Résistance sont emblématiques de cette égalité Communisme = Résistance que le Parti communiste veut rendre prégnante dans tous les esprits grenoblois.

Deuxième sorte de cérémonies : celles qui sont l’occasion d’illustrer par la commémoration la validité de ce concept de « décennie de la Résistance » mis au point par la propagande communiste. La semaine du 6 au 12 février 1934 que l’on commémore en février 1945 est le meilleur exemple de cette tactique.

Enfin, une dernière « famille » de cérémonies permettent de renouer avec un calendrier commémoratif plus particulièrement cher aux communistes, qui remonte souvent à l’avant-guerre et qui renvoie à sa tradition de défenseur du peuple : c’est le cas de figure qu’illustre le 1er mai.

Notes
645.

Le Travailleur Alpin, numéro du 13 octobre 1945, 1ère page. Les principaux articles sont alors signés par José Moullet et Yves Moustier (directeur du journal).

646.

La propagande communiste, on l’a dit, aime à insister sur le fait que les communistes auraient été les tout premiers résistants français. On retrouve la trace d’une telle revendication de priorité jusque, par exemple, dans le titre de l’ouvrage de Paul Billat, paru en... 1978. Levés à l’aube de la Résistance dauphinoise. P.C.F.-Front-National-F.T.P.F. dans la Résistance de l’Isère, Sassenage, Éditions les Imprimeurs Réunis. Le livre de l’ancien responsable FTPF et député communiste de l’Isère de 1946 à 1958 s’ouvre en effet sur « L’appel du 10 juillet 1940 » ; lire p. 9-11. Lors de notre entrevue avec Paul Billat et son épouse (le 21 juin 1991), tous deux nous dirent qu’ils croyaient fermement à la réalité de ce texte.

647.

Voir Atlas électoral du département de l’Isère. 1871-1999, Grenoble, Éditions Belledonne, Marcel Massard (dir.), Philippe Barrière, Emmanuel Bytnievwki, Gil Emprin, Marie-Jo Marselle-Rovéa, 1999, 250 p.

648.

La formule est de Gustave Estadès ; entrevue du 11 janvier 1991.

649.

C’est le cas notamment de certaines villes de Bretagne. Lire Jean-Noël Retiere : « D’un enracinement ouvrier à l’enracinement communiste. L’adhésion d’une communauté : le cas de Laenester dans le Morbihan », in Communisme, n° 15-16, 1987.