3 – Une Troisième République consensuelle ?

Ce n’est pas que pour affirmer la profondeur de l’attachement des communistes grenoblois à la République que Le Travailleur Alpin rend compte, le 6 septembre 1945, de ‘ « l’anniversaire de la naissance de la Troisième République » ’ célébré à Paris autour du monument Léopold Morice. C’est surtout parce que la délégation du Comité Central du Parti communiste présente au pied de la statue rappelle que ‘ « le 15 septembre 1870, la Troisième République naissait, et que le peuple français rejetait ainsi le pouvoir personnel ’ ‘ 668 ’ ‘  ». Il est certain que le message est là purement politique et que la mise en garde, directement adressée à de Gaulle, vaut leçon d’histoire.

Reste que les communistes, au sortir de la guerre, ne cherchent pas à comptabiliser les erreurs politiques d’une Troisième République qu’ils ont pourtant eux-mêmes largement critiquée. Au contraire, en évoquant la mémoire de quelques-unes des grandes personnalités qui en marquèrent la vie, ils entendent résumer la quintessence d’une période qui fut loin d’être aussi désastreuse que l’a dit et répété Vichy pendant quatre ans.

D’ailleurs, leur titre de Francs-Tireurs, les résistants communistes ne le doivent-ils pas au début de cette Troisième République, qui elle aussi dût s’affirmer dans le combat ? C’est « le Grand Patriote, Victor Hugo  », dont de multiples tracts de la propagande communiste ont reproduit le célèbre « Appel aux Français » du 17 septembre 1870, qui est à l’origine du terme. Et il n’est pas sans signification que ce soit cet appel là, si daté historiquement, que Paul Billata choisi pour mettre en exergue de son livre qui paraît pourtant en 1978. Plus de trente ans après la Libération, le responsable FTPF que fut Paul Billat voyait ainsi encore la Résistance avec les yeux des patriotes du début de la Troisième République 669 ...

Dans le même sens, si Dreyfus 670 est incontestablement le premier martyr de la lutte contre le racisme, l’engagement politique d’Anatole France, le « clerc qui n’a pas trahi », ses ‘ « souvenirs sur la Commune, ses nombreux discours politiques, ses articles publiés dans l’Humanité ’ ‘ 671 ’ ‘  » ’, tend à prouver que le communisme a su séduire les plus grands esprits... En même temps que ‘ « Pasteur ’ ‘ ’ ‘ a fait avancer la science, et a guidé la société vers le progrès ’ ‘ 672 ’ ‘  » ’, Jean Jaurès, lui, a donné un formidable exemple d’unité, à suivre en 1945 673 , alors que Clemenceauet Foch, en véritables généraux républicains, ont, eux, « sauvé la France 674  ».

C’est donc un savant et très consensuel amalgame qu’établit là le Parti communiste grenoblois afin d’éclairer sa Résistance. Et il est normal qu’en 1945, dans la concurrence mémorielle posthume qui met aux prises, au moment où l’on s’interroge sur leur éventuelle panthéonisation, ces trois « grands hommes » qui animèrent la vie intellectuelle et politique de la Troisième République, Romain Rolland, Charles Péguyet Henri Bergson, les communistes grenoblois optent très nettement pour Romain Rolland 675 . Embrayant sur la campagne de presse lancée à Paris par Aragondans Ce soir, Le Travailleur Alpin et Les Allobroges militent en effet pour que ce soit l’auteur de Jean-Christophe qui entre sous le dôme, puisqu’il est à la fois ‘ « maître de la pensée française et grand patriote » ’ comme titre Les Allobroges le 2 janvier 1945, au lendemain de sa mort et que c’est un « écrivain au service du peuple », d’après Le Travailleur Alpin du même jour.

D’ailleurs, à Grenoble, le débat est très vite clos : la presse communiste ne parle même pas de la candidature posthume de Bergson (soutenue par le MRP), et si l’on cite Péguy (candidat du Figaro), c’est simplement pour mettre en valeur la générosité de Romain Rolland qui, nous informe Les Allobroges du 3 octobre 1944, va dire ‘ « la vérité sur Péguy ’ ‘ et va laver une mémoire qui, pendant quatre ans, fut trahie ’ ‘ 676 ’ ‘  ».

Notes
668.

Souligné par nous.

669.

Cf. infra, le document reproduit en annexe n° XVI, tiré de l’ouvrage de Paul Billat, Levés à l’aube..., op. cit..

670.

Voir le numéro des Allobroges du 13 décembre 1944, la 2ème page.

671.

C’est le titre de l’article paru en 1ère page des Allobroges, le 28 avril 1945

672.

Le Travailleur Alpin, 29 septembre 1945, 1ère page. Dans ce numéro, le quotidien communiste donne un important compte rendu des cérémonies commémoratives qui se déroulent alors en l’honneur de Pasteur à... Moscou.

673.

Le Travailleur Alpin, 30 juillet 1945, 1ère page.

674.

Les Allobroges, 14 mai 1945, 1ère page.

675.

Lire Gérard Namer, op. cit., p. 61 et sq.

676.

Vichy aimait à se référer au grand écrivain, pervertissant l’une des plus belles pensées française contemporaines.