4 – L’URSS pour obsession.

L’URSS est une référence absolue, on s’en doute, pour le Parti communiste grenoblois en 1944-1945, une manière de repère incontournable, qui est tout à la fois « extranational » et plus actuel que les trois précédents. Aussi toutes les occasions sont-elles bonnes à saisir pour honorer le « grand frère ». La toute petite centaine de soldats soviétiques qui sont cantonnés à Grenoble à la suite de leur évasion d’Allemagne et du passage de la frontière suisse, sont ainsi l’objet de toutes les attentions des FTPF locaux. Sorte de lieux de mémoire vivants, parcelles humaines de la lointaine URSS, on n’en finit pas de les solliciter, de les montrer aussi. Ainsi, le 7 septembre 1944, Le Travailleur Alpin rend compte du « salut des FTPF aux soldats soviétiques évadés » et signale que ‘ « les FTPF chantèrent la Marseillaise et les soldats russes entonnèrent le Chant du soviet, avant qu’ensemble ils n’attaquent le Partisan et, bien sûr, l’Internationale ». Le 14 du même mois, c’est une ‘ « prise d’armes en l’honneur des glorieux soldats soviétiques ’ ‘ 677 ’ ‘  » ’ qui se déroule à la caserne Vaucanson, sous le haut commandement du général Humbert. Le 7 novembre, Le Travailleur Alpin consacre une grandiose première page à l’anniversaire de la Révolution soviétique. Ce jour-là, ce sont les soldats soviétiques qui, à leur tour, rendent ‘ « hommage aux morts du Dauphiné ’ ‘  » ’ au cours d’une manifestation commémorative au pied du monument aux morts.

Dans le même sens, les deux pères fondateurs de l’expérience communiste soviétique sont évidemment honorés, chacun à leur tour. Ainsi, le 21 décembre 1944, Le Travailleur Alpin fête en première page le soixante-cinquième anniversaire de ‘ « Staline ’ ‘ , chef victorieux de la grande Armée Rouge » ’. Un peu plus tard, le 19 janvier 1945, le quotidien communiste informe ses lecteurs de la commémoration, prévue pour le samedi suivant, du vingtième anniversaire de « la mort de notre grand Lénine  », au cours de laquelle« Yves Moustier ’ ‘ , directeur du Travailleur Alpin, retracera la vie de celui qui sut conduire le peuple russe à la libération ».

L’Armée Rouge est elle présentée comme étant la digne héritière, à longue distance certes, de l’armée populaire de l’an II ; elle constitue même le modèle suprême sur lequel on devrait rebâtir la nouvelle armée française. Le 8 novembre, le raccourci devient d’un coup très explicite, quand Le Travailleur Alpin titre : ‘ « Stalingrad ’ ‘ ’ ‘ comme Valmy ’ ‘  : début d’une ère nouvelle. »

En fait, le message global que cherche à faire passer la propagande communiste grenobloise est on ne peut plus limpide : c’est l’URSS qui a, quasiment à elle seule, défait l’Allemagne. Chacune des victoires de l’Armée Rouge est ainsi annoncée avec un enthousiasme délirant, et l’événement est tout de suite amplifié par la presse : ‘ « la prise de Berlin ’ ‘ ’ ‘ par l’Armée Rouge ’ ‘ 678 ’ ‘  »est ainsi l’occasion d’une importante manifestation commémorative à Grenoble et surtout dans la banlieue ouvrière de la ville, ce qui confirme que jamais peut-être le mythe de la patrie du communisme ne fut aussi opératoire pour les communistes français qu’à la Libération.

« Parti des Patriotes ’ ‘ 679 ’ ‘  », « parti des Fusillés ’ ‘ 680 ’ ‘  » et enfin « parti des 75 000 Fusillés ’ ‘ 681 ’ ‘  »... Si le Parti communiste grenoblois, à la Libération, arrive à donner cette image de son engagement, il le doit à son travail d’automythification. Le Parti est parvenu, en quelques mois, à dépasser son expérience de la guerre pour la vertébrer en une histoire particulière, partisane et presque privée certes, puisque n’appartenant qu’aux seuls communistes, mais dont la vocation messianique et universelle, grâce aux preuves constantes qu’on en donne, permet de l’inscrire au cœur même de l’histoire nationale, voire de constituer le recours politique majeur des Grenoblois.

Cette vaste opération d’automythification est bien entendu également menée à l’échelle nationale. L’intérêt de l’étudier à l’œuvre à Grenoble et dans sa région réside d’abord dans la force du contraste entre cette volonté d’accaparement de la mémoire de la Résistance que manifestent les communistes grenoblois, mettant en œuvre d’importants moyens pour l’étayer, et leur situation réelle, effective, au sein de la Résistance grenobloise et iséroise. Pierre Bollea en effet bien dit que les FTPF jouèrent un rôle certes important dans la lutte clandestine, mais qu’ils furent une composante de la Résistance iséroise relativement marginale par rapport notamment aux Groupes Francs de Combat ou aux maquis dirigés par les responsables socialistes qu’étaient Martin, Chavantet Pupin 682 .

Jonglant habilement avec la matérialité des faits et la réalité des chiffres, sachant organiser sa fiction historique à coups de « preuves » documentaires « indiscutables », n’hésitant pas à puiser dans le patrimoine historico-culturel français pour s’autoriser d’une longue tradition de résistance, le Parti communiste grenoblois réussit à rapidement imposer à l’opinion grenobloise l’image d’un parti résistant par définition, résistant presque « consubstantiellement », et à en tirer un double profit. Politique tout d’abord – même s’il ne se situe pas à la hauteur de ses espérances, le gain électoral est réel –, « culturel » ensuite, en élaborant très tôt e(t une fois pour toutes) un mythe essentiel à la vulgate et à l’imagerie communistes de l’après-guerre. Nourris d’abondance de références historiques électives, pratiquant l’histoire en « philosophes » spécialistes du matérialisme historique mais aussi en efficaces propagandistes politiques, les communistes grenoblois – les communistes tout court – attribuent à leur mémoire historique récente une dimension véritablement essentielle, la surdimensionnant en quelque sorte. En faisant de la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale – c’est-à-dire de la Résistance – plus qu’une nouvelle borne de repérage idéologique, le nœud vital de leur identité de communistes, les militants grenoblois prouvent à leur échelle qu’en France, la mémoire historique possède un rôle moteur, par ce qu’elle permet de manipulation émotive et intéressée du passé mais surtout pour les multiples possibilités d’attachement quasi charnel qu’elle propose aux individus (même si celui-ci est essentiellement d’ordre imaginaire). Là réside la réussite du Parti communiste grenoblois quand il parle de la Deuxième Guerre mondiale. C’est bien cela le point le plus important (bien plus important que l’évaluation de la distorsion entre la réalité objective de l’histoire et la reconstruction mémorielle, par nature discordante) : cette relation intime et toujours renouvelée à l’histoire, qu’elles que soient les circonstances, qu’illustre de manière exemplaire le comportement des communistes grenoblois à la Libération, et qui est constitutive au premier chef de leur projet politique global. L’histoire est incontestablement leur boussole 683 , avec tout ce que cela suggère d’art de la dialectique (savoir toujours balancer entre Passé et Avenir, entre « âge d’or » et téléologie) pour parvenir à en maîtriser le déroulement.

Notes
677.

Le Travailleur Alpin, numéro du 15 septembre 1945, 2ème page.

678.

Le Travailleur Alpin, numéro du 4 mai 1945, titre de l’article en 2ème page.

679.

Le Travailleur Alpin, numéro du 15 septembre 1945, 1ère page.

680.

Le Travailleur Alpin, numéro du 24 octobre 1945, 1ère page.

681.

Le Travailleur Alpin, numéro du 23 octobre 1945, 1ère page.

682.

Lire Pierre Bolle, « Entre soumission et résistance (1940-1944) », p. 385-415 , in L’Histoire de Grenoble, contribution déjà citée.

683.

Marie-Claire Lavabre et Denis Peschanski ont établi qu’un tiers environ des articles à vocation historique qui ont paru dans les Cahiers du Communisme entre 1977 et 1981 encore est consacré à la période de la guerre ! Lire leur article « L’histoire pour boussole ? Note sur l’historiographie communiste, 1977-1981 », in Communisme, n° 4, 1983, p. 105-114.