II – La « journée–laboratoire » du 5 novembre 1944 : de Gaulle et Grenoble au miroir l’un de l’autre.

En face de la mémoire communiste de la Deuxième Guerre mondiale, déjà en concurrence mais pas encore engagée dans une logique d’affrontement, se trouve (se dresse ?), elle aussi impressionnante, la mémoire gaulliste. Sa nature propre et les buts qui lui sont désignés par tel ou tel de ses grands ordonnateurs – au premier rang desquels le général lui-même, évidemment, mais aussi, en ces temps où l’union politique n’est pas encore menacée par la concurrence électorale, le MRP – sont tout différents de ceux qu’on vient de présenter. Deux exemples suffisent à le rappeler.

A priori plus limpide chronologiquement, la mémoire gaulliste n’est par exemple pas forcée de s’astreindre à des contournements logiques pour établir la date de son entrée en Résistance ; au contraire, le 18 juin est d’ores et déjà devenu à la Libération le principe de datation de toute entrée en Résistance, LA date symbole par rapport à laquelle on doit se situer au plus près si l’on veut espérer jouir de l’aura de légitimation qu’elle dispense 684 .

Structurée autour d’un homme – et pas d’un parti – elle est en outre tout entière dédiée à la glorification personnelle du général et, partant, de son combat. Cette dimension « individualiste » l’incarne d’emblée dans une posture légendaire qui donne de lui l’image – éminemment classique dans l’histoire de France –, du Grand Homme, façonnant dans le même temps son personnage en un archétype du Sauveur 685 . Le registre dans lequel se situe la mémoire gaulliste est donc à part ; son vocabulaire, sa grammaire, sa rhétorique et ses artifices seront différents.

Le plus intéressant, au moment où Grenoble s’apprête à recevoir le général de Gaulle (lancé depuis la veille dans l’un de ces voyages de réappropriation symbolique du territoire qu’il affectionne, cette fois consacré aux Alpes 686 ), nous paraît résider dans l’évaluation de trois des composantes majeures de la mémoire gaulliste quand elle est à l’œuvre concrètement, comme ce fut le cas pendant quelques heures, en cette fin de journée du 5 novembre 1944. Ce « laboratoire » permet de poser en effet trois questions à propos de la mémoire neuve de De Gaulle et de sa réception par Grenoble, qui espère en retour beaucoup de cette visite, nous l’avons dit (nous préférons parler de la mémoire de De Gaulle – plutôt que de mémoire gaulliste – tant l’aspect individuel est dominant, mais aussi pour insister sur l’absence, dans la mise en place de cette mémoire et pour l’instant, de la politique au sens électoral du terme).

Est-elle une mémoire de l’unanimisme, la journée du 5 novembre 1944 telle qu’elle se déroule à Grenoble faisant alors office à l’échelle locale, de mise en scène de l’union autour du chef retrouvé, comme le fut celle du 26 août à Paris, dont on semble avoir bien entendre ça et là quelques échos ?

De quoi parle de Gaulle, grand officiant, au nom de sa mémoire somme toute personnelle, mais dont il assure qu’elle est assez accueillante pour englober la nation tout entière ? Le poids de la France et le rôle de son armée sont-ils encore, près de trois mois après le discours de l’Hôtel de Ville de Paris, au cœur de son obsession ?

Quelle place le Grand Homme entend-il attribuer à l’expérience locale du conflit ? Sait-il, connaissant le poids que pèsent les enjeux locaux de mémoire, ménager la fierté de Grenoble, lui réserver la place à part qu’elle revendique pour parvenir ainsi à mieux l’intégrer à la mémoire positive de la nation qu’il entend individuellement incarner ? En un mot, quelle découverte font l’un de l’autre le « Chef de la Résistance » et la (presque) « Capitale de la Résistance » ?

Notes
684.

Cf. Nicole Racine-Furlaud, « 18 juin 1940 ou 10 juillet 1940, batailles de mémoires », art. cité.

685.

Lire de qu’écrit Raoul Girardet du « mythe du Sauveur », in Mythes et mythologies politiques, op. cit., p. 63-95.

686.

Pour les différentes étapes du voyage de De Gaulle, voir annexe n° XVII.