A – De Gaulle, chef incontesté de la Résistance mais...

Aucune voix discordante ne se fit évidemment entendre, durant la cérémonie, que ce soit à l’encontre du Président du Gouvernement Provisoire de la République Française et encore moins du chef de la Résistance. Ceux qui accueillent le général de Gaulle et qui prennent ensuite la parole soulignent sa position privilégiée. Dans l’appel qu’il lance aux Grenoblois par l’intermédiaire des journaux, afin qu’ils assistent en nombre à la cérémonie, le maire Lafleur donne ainsi le ton (rappelons le début de ce message : « Mes chers concitoyens, dans quelques heures, la ville de Grenoble ’ ‘ aura le privilège d’accueillir l’ardent patriote, le grand Français en qui s’incarne l’âme de notre pays, le général de Gaulle ’ ‘ 687 ’ ‘ . ») Il est encore trop tôt pour qu’on puisse oser contester ouvertement au général sa qualité de premier et de plus grand résistant. Même le Parti communiste s’y refuse, ou en tout cas, y renonce : la population n’aurait certainement pas compris une telle attitude. Les communistes grenoblois n’en avaient d’ailleurs pas encore l’utilité. Cependant, à bien y regarder, ils lancent tout de même quelques banderilles, plus ou moins directes.

Déjà le 5 novembre, passant, comme toute la presse, les appels officiels (Mairie, Préfecture, CDLN) qui encouragent à venir accueillir en nombre le général de Gaulle, Le Travailleur Alpin se distingue en leur accordant, dans sa mise en page, la place la plus restreinte possible. Le lendemain, les comptes rendus sont impressionnants de « petitesse » et de froideur. Il n’est même publié aucune photo de la cérémonie. Le titre de l’article principal est d’une platitude calculée, on l’a dit (« La visite du général de Gaulle. Grenoble La Vaillante a reçu la Croix de la Libération ») qui contraste par rapport à ceux, enthousiastes, des Allobroges ou du Réveil : ce n’est, habilement, pas le geste du général qui est mis en avant, mais la « réception » par Grenoble. Minorant ainsi l’importance de la présence « physique » et « typographique » 688 du général, Le Travailleur Alpin tente une première relativisation de sa mémoire personnelle. S’il ne la critique pas clairement, il n’hésite pas à mettre ses lecteurs en garde : le 5 novembre, il publie ainsi une « Lettre ouverte à de Gaulle » qui déplace le terrain d’opposition vers la personne du chef du gouvernement. Le Parti communiste a soif de politique. Il veut faire de la politique et préfère s’affronter au de Gaulle Président du Gouvernement Provisoire plutôt qu’au « Chef de la Résistance ». Ce dernier terrain est pour l’instant plus mouvant pour lui, qui n’a pas tout à fait eu le temps d’asseoir sa mémoire et d’installer sa propre mythologie 689 . Pris de vitesse sur le terrain mémoriel, il entend accélérer le retour au politique.

Le chef et le grand homme du Parti, c’est Maurice Thorez. « Maurice », auquel le général de Gaulle s’apprête à réserver un sort 690 qui, pour indulgent qu’il paraît à certains, n’est pas pour Le Travailleur Alpin cette franche offre de coopération entre le Président du Gouvernement Provisoire et le Secrétaire Général du Parti, réfugié depuis 1940 à Moscou, à laquelle conclurent la majorité des observateurs. C’est tout au contraire une « insulte que constitue la grâce amnistiante de Thorez 691  », dont on espérait évidemment le retour, mais pas qu’il ferait ainsi l’objet d’une mesure de justice un brin humiliante.

Le Parti communiste grenoblois, s’il n’a pas encore les moyens d’écorner le « mythe de Gaulle », brûle donc néanmoins d’en découdre. Les enjeux de pouvoir sont de fait énormes, qui interdisent à l’ensemble de la population grenobloise de se retrouver intégralement derrière de Gaulle ce 5 novembre 1944, la politique perturbant donc déjà l’unanimisme auquel prétend accéder la mémoire du général, même si c’est dans des proportions qui restent modérées.

Notes
687.

Cf. supra, le chapitre II de cette partie, pour le tableau comparatif des titres de ces journaux.

688.

Il ne faut pas négliger ces aspects de présentation matérielle des faits et événements dans la presse. D’abord, parce que les journaux sont la source d’information de loin la plus importante à l’époque, ensuite parce que la presse communiste fait preuve en la matière d’un art consommé. Encore le 7 novembre, c’est-à-dire le lendemain du départ de De Gaulle, toute la première page est consacrée à la commémoration de la Révolution soviétique, ce qui donne un effet de contraste saisissant par rapport au traitement de la visite du chef du GPRF.

689.

Il y travaille alors d’arrache-pied : le 8 novembre, il écrit que « Stalingrad comme Valmy [est le] début d’une ère nouvelle » ; le 13, il entame sa tentative de captation de Voltaire, etc. Cf. supra.

690.

Maurice Thorez rentre en France le 27 novembre 1944. Condamné en 1940 pour désertion, il est amnistié par de Gaulle.

691.

Le Travailleur Alpin, 8 novembre 1944.