C – De Gaulle « mémoire de la France » et Grenoble « mémoire grenobloise ».

De Gaulle , pour exalter l’union de tous les Français et leur fusion supérieure dans le creuset de la Nation, sait cependant manier la nuance régionale et flatter les fiertés locales. Grenoble attend en effet du général qu’il conforte l’image qu’elle veut se faire d’elle-même, on l’a déjà souligné. Cette journée n’est donc pas une journée comme les autres, dans une ville comme les autres.

Le 5 novembre 1944, c’est bien l’indiscutable qualité historique du premier qui confirme, par l’entremise de la décoration « privée » qui lui remet, l’orgueil de la seconde en quelque sorte (mais Grenoble ne se contente pas de son rôle de récipiendaire et ne reste pas inactive et passive). Car on est bien dans un rapport réciproque de sanctification laïque. Tout dans le rituel le prouve : l’échange des décorations/cadeaux ‘ (« Le Général après avoir reçu entre ses mains qui sauront la tenir l’épée de Napoléon ’ ‘ , sur l’estrade que domine une immense Croix de Lorraine ’ ‘ , détachée sur les montagnes du Massif de Belledonne ’ ‘ , décore de la Croix de la Libération la ville de Grenoble ’ ‘ 696 ’ ‘  » ’) ; le « nous » de majesté qu’emploie de Gaulle quand il proclame ‘ :« Ville de Grenoble, nous vous reconnaissons comme notre compagnon pour la Libération de la France dans l’honneur et par la victoire » ’, garantissant ainsi à cette dernière une place de choix au sein de son panthéon personnel, en passe de se substituer à celui de la Nation ; le décor, qui dresse l’arrière-plan symbolique de la cérémonie, cette Croix de Lorraine majestueuse qui se découpe martialement sur le profil des montagnes, le marqueur géographique local par excellence. Les deux mythes se construisent ensemble, se confortant l’un l’autre. La foule est logiquement enthousiaste : ‘ « Le coussin aux couleurs de la ville où a été épinglée la Croix, est présenté, à bras tendus, par le Maire, aux acclamations de la foule » ’, nous renseigne Louis Campouro. Le « reporter » du journal FFI a d’ailleurs une notation qui va loin dans la fonction rédemptrice quasi magique qu’on attribue à la visite du général.

‘« Celui qui, un temps, combattit presque seul, sourit à la France retrouvée. Il en est peu parmi ceux qui l’acclament et se pressent autour de lui qui ne se soient trompés un jour ou l’autre. Mais une fois les traîtres chassés de son sein, cette foule redevient la foule française, pure, ardente et libre. »’

Démiurge vivant et laïque, de Gaulle est pour le journaliste ce magicien qui parvient à infuser une partie de sa vertu propre à la foule, réalisant le miracle d’effacer par sa seule présence les mauvais comportements, les mauvais souvenirs et... les mauvais choix. Et s’il serait sûrement trop oser que de pousser le parallèle religieux jusqu’à parler d’une cérémonie d’eucharistie laïque, certains des éléments qui la composent s’en approchent très près.

Mais de Gaulle ne se laisse lui pas submerger par l’émotion au point d’en perdre de vue les raisons de sa visite. Par deux fois, il modère l’enthousiasme du particularisme grenoblois 697 . Au maire Lafleur qui, dans son allocution, avait cité la phrase du Commissaire de la République de la région Rhône-Alpes (« La France est un vase qui est tombé à terre en 80 morceaux. Il faudra ressouder tout cela... »), il répond publiquement que ce qui est en jeu à Grenoble comme ailleurs, ce n’est pas tant la mise en avant d’une fierté régionale ou locale, aussi légitime soit elle, mais la reconstruction de l’« Ensemble France », lequel par essence agit comme un diluant « centraliste » des identités provinciales : ‘ « C’est une France qu’il faut faire dans le renouveau national, une France nouvelle [...] il ne faut pas qu’une simple fraction de la nation française, il faut que tous les Français sans exception, il faut que tout ce qui est né sur notre sol soit intégré à la Patrie ’ ‘ 698 ’ ‘  » ’. Grenoble doit donc se fondre avec le reste de la patrie et faire passer au second plan l’affirmation du caractère exceptionnel de son engagement résistant.

Le deuxième exemple de cette relativisation gaullienne pratiquée à l’encontre de l’exception grenobloise est en fait un double manque : de Gaulle ne « monte » pas au Vercors (cf. infra, pour l’analyse très détaillée de cette lacune, notre chapitre sur le Vercors) ; de Gaulle ne parle pas de Grenoble comme de la « Capitale de la Résistance », on l’a dit. Le général et son discours se placent là délibérément entre la lacune et l’ellipse.

La mémoire de De Gaulle est donc elle aussi sélective et, œuvrant pour elle-même, dit penser à la France. Cela augure de rapports très contrastés avec Grenoble (nous y reviendrons longuement), qui l’a acclamé sans se donner entièrement à lui, qui l’a accueilli dans l’espoir surtout qu’il sanctionne sa qualité de « Capitale de la Résistance ». A ce titre, le réalisme pragmatique de De Gaulle échauda peut-être la population grenobloise. Et on garde en dernière analyse l’impression de deux « natures 699  » (de Gaulle et Grenoble) qui, pour s’être effectivement découvertes l’une l’autre, ne se mêlent pas, ne fusionnent pas, restent pour l’instant sur leur quant-à-soi, surtout préoccupées de l’affirmation de leur propre mémoire, qui, sans être situées aux antipodes, sont cependant éloignées.

Notes
696.

En avant ! F.F.I. Drôme, op. cit.

697.

Qu’il rappelle en ces termes dans ses mémoires : « Enfin, j’entrai à Grenoble. On ne pourrait décrire l’enthousiasme qui soulevait les “Allobroges” sur la place de la Bastille et le boulevard Gambetta , que je parcourus à pied, et sur la place Rivet où la foule s’était massée pour entendre les allocutions [...] », in Mémoires, op. cit (cité par René Bourgeois, in Grenoble-De Gaulle-Isère, 1890-1940-1970-1990. Hommage, Grenoble, Éditions Cent Pages, 1990, p. 24).

698.

Vital Chomel a bien analysé ce rapport ambigu et générateur d’incompréhensions futures entre le centralisme gaullien et le besoin d’existence, pour et par elle-même, de la province grenobloise. Lire « Le Général de Gaulle dans la mémoire de l’Isère », in Grenoble-De Gaulle-Isère, 1890-1940-1970-1990..., p. 117-131.

699.

Voir la contribution de Jean Lacouture à la plaquette 1890-1990-1940-1970. L’Isère et de Gaulle, Association pour la contribution de l’Isère à l’année de Gaulle, imprimée par le service reprographique de la ville de Grenoble, 1990, p. 9-10.