III – La SFIO et la mémoire de la guerre : exemple d’un entre-deux mémoriel.

Cependant, à cette vision instrumentaliste de la mémoire de la Résistance et plus largement de la guerre, partagée par le Parti communiste et les gaullistes, à qui le MRP prête pour le moment son organisation politique, s’oppose l’attitude étonnamment discrète des socialistes grenoblois, qui n’axent pas la structuration de leur identité politique d’après-guerre autour de la seule référence au conflit.

Ainsi, quand Les Allobroges du 24 avril 1945 présente le docteur Léon Martin à ses lecteurs proches du MLN, au cours d’une assez longue interview, le « passé tout récent qu’il peut évoquer avec fierté à la veille d’une nouvelle candidature » ne fait que très peu allusion à la période de la Résistance. Le docteur, pourtant très engagé, on le sait, dans la lutte clandestine, préfère en effet parler des réalisations – dans le domaine de l’enseignement, pour le musée de peinture, mais aussi des pistes cyclables et des piscines chauffées ... – qu’il encouragea lors d’un précédent mandat. Très clairement, Martin choisit de rassurer son électorat potentiel, en renouant avec son passé de maire d’avant la guerre, de ‘ « premier magistrat de Grenoble ’ ‘ , qui, de 1932 à 1935, a laissé dans cette ville les traces de son mandat édilitaire qui aujourd’hui encore parlent éloquemment pour lui » ’. Martin pense suffisamment solide son capital de confiance, accumulé avant-guerre, pour négliger volontairement de se réclamer trop exclusivement de la Résistance.

Surtout, ce choix tactique original montre comment Martin a su résoudre, au niveau local, le problème crucial que pose la guerre à sa famille politique : comment faire se concilier en un programme électoral la tradition politique d’avant-guerre, renvoyant aux très décriées pratiques de la Troisième République et la volonté de total renouveau qu’appelle la Libération ? Et comment arriver à redynamiser un parti éclaté, qui a été divisé jusqu’en son sein par la guerre ? Est-ce que se réclamer de la mémoire de la Résistance n’est pas osé ou du moins dangereux électoralement ?

Certes, Martin ne connut lui pas cette « dérive fasciste » à laquelle un trop grand nombre de ses camarades de la SFIO ont cédé 700 . Il fut même un des quatre-vingts parlementaires à ne pas voter les pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940. La situation de l’Isère est en effet à part puisque les socialistes s’y sont en effet fortement distingués dans le domaine de la Résistance comme le rappelaient fort justement nos amis Gil Emprin et Olivier Vallade : ‘ « A Vichy ’ ‘ , le 10 juillet 1940, trois députés isérois sur huit votent contre les “pleins pouvoirs”. Il s’agit de trois SFIO, le docteur Martin ’ ‘ , conseiller général, ancien maire de Grenoble ’ ‘ , Lucien Hussel ’ ‘ , conseiller général et maire de Vienne ’ ‘ et Séraphin Buisset ’ ‘ , conseiller général et maire de Rives-sur-Fure ’ ‘ . Léon Perrier ’ ‘ , sénateur, ancien ministre, conseiller général de Bourg-d’Oisans ’ ‘ , s’abstient, imitant son ami Edouard Herriot ’ ‘ . Des quatre, seul Buisset, trop âgé, ne participera pas activement à la Résistance ’ ‘ 701 ’ ‘  » ’. En Isère et à Grenoble moins qu’ailleurs, la « schizophrénie » socialiste par rapport à l’enjeu politique de la mémoire résistante ne devrait donc pas se faire trop sentir. Groupés autour de leurs « leaders », les socialistes du département pouvaient, tout aussi légitimement que leurs concurrents communistes ou gaullistes, développer leur prétention à l’appropriation de cette mémoire. Il n’y a pas de distorsion, pas de dichotomie entre leur action réelle et leur mémoire, les deux étant positives, et l’analyse a posteriori de Daniel Mayer ne vaut pas pour l’Isère.

‘« Nous étions un certain nombre à être à la fois d’anciens de la SFIO tout en étant un sang neuf, compte tenu de ce que nous avions fait pendant la Résistance. Cela a été mal vu par les anciens qui n’avaient rien fait. De plus, nous avons fait exclure tous les parlementaire qui n’avaient pas voté contre Pétain. Or, ces parlementaires représentaient souvent la moyenne locale d’engagement – ou de non-engagement – de leur circonscription. On nous en a donc voulu. C’est en grande partie pour ces motifs que mon rapport moral de 1946 a été rejeté. On nous a reproché d’avoir exclu des hommes qui, après tout, n’avaient rien fait de mal. Ils n’avaient pourtant rien fait de bien. 702  »’

Mais ils n’excipent pas de leur position avantageuse. Par exemple, Martin sait ne pas se prévaloir de son expérience personnelle à la veille des élections de 1945, conscient du dilemme auquel est confronté, à l’échelle nationale, le parti politique auquel il appartient. Et si elle contraste avec l’attitude des deux autres partis qui dominent la vie politique grenobloise de cette époque, celle des socialistes grenoblois est cependant efficace. Martin sera en effet élu maire 703 et, une fois en place, il sera l’un des promoteurs les plus ardents de cette même mémoire de la Résistance dont il a refusé de se servir à des fins électoralistes, lui préférant intelligemment, mais surtout pour des raisons morales 704 , la tactique de la « bonne vieille partie de belote », dont parlait Mauriac 705 .

En cela, il incarne parfaitement l’attitude de probité que Daniel Mayer discerne, cinquante ans après, dans le positionnement socialiste sur ces questions de mémoire, égratignant en retour le choix « utilitariste » des communistes. A la question que lui pose Olivier Wieviorka (« Comment expliquez-vous cet ascendant [des communistes] alors que ce sont les idées socialistes qui, à bien des égards, sont prégnantes dans l’après-guerre »), la réponse qu’il donne est sans détour : « Chez les communistes, beaucoup de bluff, de démagogie, un culot fou. Utilisant les morts... ’ ‘ ’ ‘ Le parti des fusillés ’ ‘ ’ ‘ ... Les socialistes ont toujours conservé une pudeur que je ne regrette pas, mais dont j’ai bien été obligé de constater les effets négatifs ’ ‘ 706 ’ ‘ . »

Cela ne veut certes pas dire que l’on s’interdit tout recours à la mémoire de la Résistance, simplement que ceux-ci sont plus ponctuels et qu’ils ne sont pas en eux-mêmes constitutifs de l’identité idéologique des socialistes grenoblois après-guerre. Là intervient la vraie différence avec la conception de la gestion de la mémoire de la Résistance telle que la pratiquent les communistes et les gaullistes.

Si la mémoire de la Résistance n’est pas la première ressource idéologique des camarades de Martin et d’Hussel, les deux têtes de proue du socialisme isérois, ils l’agrègent cependant à leur discours politique et électoral. Et la place qu’ils lui réservent est une place sinon mineure, du moins secondaire.

C’est encore une fois dans la courte notice biographique qui accompagne la photographie de chacun des six candidats que présente le « Parti Socialiste SFIO » aux élections législatives du 21 octobre 1945 que se trouvent les références les plus claires et les plus fortes à la guerre et à la Résistance. Le principe de la mise en exergue du proche passé résistant est le même que pour les candidats des listes concurrentes, comme l’illustre les documents ci-après 707 .

En revanche, le programme qui se lit dans la profession de foi autant que dans les tracts est un discours d’une portée toute classique, dans ce qu’il développe de propositions générales..

La Résistance, le mot même de « Résistance », n’est ici pas cité une seule fois. Et à part d’assez vagues condamnations des « survivances du régime de Vichy  », d’ordre d’ailleurs essentiellement technique et non pas moral 708 , les allusions à la séquence de la Deuxième Guerre mondiale sont quasiment inexistantes.

C’est certain, les socialistes grenoblois, sous l’impulsion de leurs chefs résistants, font le choix conscient de clore officiellement un épisode et de laisser en paix une mémoire qui malgré leur parcours personnel, est, à l’échelle nationale surtout, douloureuse à leur parti. Ils entendent « passer à autre chose 709  ».

Notes
700.

Pour copier le titre de l’excellent ouvrage de Philippe Burrin, La dérive fasciste : Doriot, Déat, Bergery , (1933-1945), op. cit. Marc Sadoun, on l’a dit, pose lui différemment la question, se demandant sans ambages : « Les socialistes ont-ils été résistants ? », in L’Histoire, art. cité ; voir également son ouvrage de référence, op. cit.

701.

Gil Emprin et Olivier Vallade, « Les élus locaux en Isère de 1935 à 1953 : une étude socio-politique », in La Pierre et l’écrit. Evocations/1997-1998, Grenoble, PUG, p. 153-173 ; citation p. 157.

702.

In Olivier Wieviorka, Nous entrerons dans la carrière. De la Résistance à l’exercice du pouvoir, Paris, Le Seuil, collection « XXème siècle », 1994, 450 p. ; citation p. 51. Daniel Mayer est le Secrétaire Général de la SFIO (qu’il a fortement contribué à recréer dans la clandestinité, en fondant le 30 mars 1941 le « Comité d’Action socialiste » qui se transforme en SFIO clandestine en mars 1943) jusqu’en 1946, date à laquelle Guy Mollet le remplace dans cette fonction. Les piètres résultats électoraux que le « Part Socialiste SFIO » engrangent de la Libération à l’éviction de Daniel Mayer sont notamment la traduction politique de la non-adhésion des militants aux réformes de celui-ci (ouvrir le parti à des résistants sans étiquette, chercher d’autres alliances que les communistes, etc.). C’est le problème de la SFIO à l’époque : la base des militants veut dans sa « majorité la reproduction du modèle traditionnel », comme l’écrit Marc Sadoun ; in art. cité.

703.

Avec l’appui important des communistes cependant, unis aux socialistes sur la liste « Rassemblement démocratique ». Les communistes font ainsi, en la personne surtout d’André Dufour et d’Yves Moustier, leur entrée au Conseil municipal.

704.

Son fils, le docteur Georges Martin, avec qui nous nous entretenons de forts rapports d’amitié et de travail, nous disait que son père ne voulait pas participer à cette « foire d’empoigne » autour de la mémoire de la Résistance.

705.

Cité par Marc Sadoun, « Les socialistes ont-ils été résistants ? », in L’Histoire, n° 55, avril 1983, p. 6-17.

706.

In op. cit., p. 54.

707.

ADI, fonds contemporain en cours de classement ; merci à Tal Bruttmann.

708.

C’est encore plus sensible dans ce tract où l’on lit : « Électrices, électeurs, si vous voulez assurer la renaissance économique et morale du Pays et lutter : contre les trusts responsables des crises économiques, du fascisme et de la guerre ; contre les organismes de Vichy , comités d’organisation, services de réquisitions qui paralysent la production et gênent le ravitaillement ; contre l’armée des fonctionnaires inutiles et onéreux, créée par Vichy ; contre le marché noir qui favorise les privilégiés de la fortune, encourage la paresse et détermine une grave crise de moralité [...] » avant que ne suive une longue liste de «  Pour  » ; ADI, ibid. Souligné par nous.

709.

Selon l’expression de Georges Martin.