Le 11 novembre et le 14 juillet sont des dates commémoratives prépondérantes, qui figurent bien entendu au calendrier grenoblois. Leur caractère de fête nationale fait qu’elles sont très profondément ancrées dans la conscience collective, aussi bien que dans les habitudes. A ces deux dates repères, on peut adjoindre celle du 2 novembre, tant le jour des morts est une cérémonie commémorative particulièrement suivie par la population, bien qu’éminemment différente des « laïcs » 14 juillet et 11 novembre, parce qu’à l’origine censée être exclusivement religieuse.
Pour ces deux dates, on passe donc du système honorifique local au domaine plus large de la mémoire nationale ; Grenoble s’inscrivant ainsi dans une pratique partagée au même moment par toute la France libérée.
Si on se borne à examiner l’exemple du 11 novembre 737 , la question qu’il faut poser est alors la suivante : est-ce que la spécificité locale grenobloise trouve là l’espace nécessaire à son affirmation ? La commémoration du 11 novembre à Grenoble pourrait en effet souffrir d’un certain dualisme, voire d’une réelle « schizophrénie » : est-elle l’occasion d’accorder la prééminence à l’anniversaire de l’armistice de 1918 en tant que tel, ou bien s’agit-il de célébrer avant tout la douloureuse (mais essentielle pour la constitution de l’identité grenobloise) manifestation du 11 novembre 1943 ?
En fait, Grenoble parvient à parfaitement assumer cette situation. La population et les dirigeants maîtrisent très bien cette dialectique entre la mémoire nationale de longtemps sanctionnée par une fête nationale et une mémoire strictement locale, mais pour cela même peut-être plus prégnante. Cette importante date commémorative apparaît même comme l’occasion unique de dire la singularité grenobloise en matière de Résistance, tout en ayant soin d’inscrire cette expérience particulière dans l’arrière-plan historique commun à toute la France que constitue le souvenir collectif du 11 novembre 1918. Ainsi, dès le 9 novembre 1944, la presse grenobloise publie une annonce officielle du préfet, promettant que ‘ « [...] les manifestations du 11 novembre revêtiront cette année un caractère solennel » ’ . Car Vichy et l’occupant, on le sait, avait interdit pendant quatre ans la tenue de telles manifestations patriotiques. En les rétablissant dans toute leur solennité et dans toute leur légalité, Reynierrenoue ainsi officiellement avec la mémoire victorieuse de 1918. S’inscrivant contre Vichy, il annonce publiquement à Grenoble son droit légitime à commémorer le 11 novembre. Si Pétains’était servi de son aura de vainqueur de Verdunpour, en dernière analyse, minorer le souvenir de la Grande Guerre 738 , la France résistante de 1944 tire en retour cette mémoire vers elle, en captant toute la puissance d’évocation. La coupure est donc nette et Le Réveil peut titrer le 9 novembre : ‘ « Le 11 novembre sera célébré comme avant la guerre ’ ‘ 739 ’ ‘ . » ’
En observant les premières pages des quotidiens grenoblois entre le 10 et le 13 novembre 1944, on remarque que le soin de raviver la mémoire nationale du 11 novembre est tout d’abord dévolu à Paris 740 . C’est en effet à la capitale d’honorer au nom de toute la France le souvenir de cette grande date, de mettre en place la filiation de l’un à l’autre 11 novembre et de l’une à l’autre guerre, à l’aide de tout un jeu de symboles que l’on fait intervenir parce qu’ils sont justement connus de tous. L’Arc de Triomphe fournit ainsi l’arrière-plan photographique à l’éditorial que donne le directeur du quotidien communiste grenoblois le 11 novembre 1944, lequel est très significativement intitulé : ‘ « 11 novembre 1918 ! Paris enthousiaste fête la Victoire ! 11 novembre 1944 ! Que l’action des vivants soit digne du sacrifice des morts ! » ’
Pour parachever la filiation, on réactive un « lieu de mémoire » qui pour être essentiel n’en est pas moins ambigu depuis la signature de l’armistice de 1940. Plutôt que de « réactivation » d’ailleurs, la presse de l’époque parle significativement le 9 novembre de « purification de la clairière de Rethondes ». Il s’agit de laver ce haut lieu symbolique des trépignements hystériques d’Hitler. Cette « purification » – le terme est très fort – une fois effectuée, la presse peut alors consacrer plusieurs articles à la journée du 11 novembre 1918, à son déroulement et à sa signification, et surtout à sa portée symbolique vingt-six ans plus tard.
Néanmoins, au niveau local, Grenoble ne se prive bien entendu pas de clamer son originalité. En 1944, un an jour pour jour après la terrible journée du 11 novembre 1943, Grenoble est en effet unanime pour mettre en avant cet événement. Les Allobroges titre ainsi : ‘ « 1200 patriotes grenoblois étaient, voici un an, arrêtés par les Allemands pour avoir osé affirmer leur patriotisme. Et 600 d’entre eux furent Déportés pour porter un coup mortel et décisif à cette Résistance dont l’audace inquiétait perpétuellement les occupants exécrés. » Le Travailleur Alpin, pour sa part, fait sa une autour du titre suivant : « Histoire d’un crime. Il y a un an, les Patriotes grenoblois affirmaient leur foi invincible dans le destin de la Patrie. Devant le monument des Diables Bleus un odieux coup de force de l’oppresseur faisait 700 prisonniers, dont 400 furent déportés », alors que Le Réveil écrit que « le 11 novembre 1943 à Grenoble, la Résistance dauphinoise déclenchait contre l’occupant sa première offensive... et 392 des nôtres payèrent de leur liberté l’audace d’avoir cru en la résurrection de la France ’ ‘ 741 ’ ‘ ». ’
A suivre les comptes rendus des journaux, l’ordre des discours prononcés lors des cérémonies en novembre 1944 à Grenoble est en lui-même significatif.
C’est d’abord la Résistance qui prend la parole, avec ‘ « M. Bonamy ’ ‘ , Président du C.D.L.N. » ’, qui exalte ‘ « le 11 novembre 1943, cette date (qui) restera la fierté de Grenoble, car ce jour-là, on a voulu effacer la honte de Montoire ’ ‘ . Rendons hommage à tous ceux qui ont payé cher ce sursaut de fierté » ’. Puis, c’est au tour de ‘ « Jean Weber ’ ‘ , des Prisonniers et Déportés » ’, de s’exprimer et d’évoquer le 11 novembre 1943. Enfin, dans le même sens, ‘ « M. Chassigneux ’ ‘ » ’ , président départemental de l’Union Française des Associations d’Anciens Combattants et Victimes de Guerre, fédération née dans les années vingt, conclut par ces mots, qui dessinent encore une fois en creux le mythe de la « Guerre de Trente Ans » : ‘ « Anciens Combattants victorieux de la guerre 14-18, combattants de 39-40, combattants des deux guerres et de la Résistance, restons unis et tendons-nous la main au-dessus de nos martyrs. » ’
La journée du 11 novembre 1943 est donc au cœur des cérémonies grenobloises du 11 novembre 1944. Commémoration d’un événement à forte résonance locale, le 11 novembre 1944 est le ‘ « 11 novembre de Libération [qui] a permis aux Grenoblois de réunir dans un même hommage les héros de 1914-1918, ceux de 39-40 et les martyrs de la Résistance ’ ‘ 742 ’ ‘ ». ’
C’est donc, en dernière analyse, une mémoire à triple facette qui culmine le 11 novembre : mémoire globalisante tout d’abord, puisque toutes les catégories de victimes de la guerre sont évoquées – comme c’était d’ailleurs déjà le cas pour le 1er et le 2 novembre ; mise en place officielle du mythe de la « Guerre de Trente Ans » ensuite, les officiants de la cérémonie l’évoquant explicitement dans leur discours, en associant les combattants de 14-18 à ceux de 39-45 dans une éternelle et même lutte, livrée de plus au même ennemi, l’Allemand ; mémoire unie politiquement enfin, autour de la République, puisque Robert Chassigneux, approuvé en cela par les autorités officielles – qui ne prennent que très peu la parole le 11 novembre 1944 – ‘ « demande à tous les anciens combattants, et à tous les Français de rester unis autour du drapeau de la IVème République » ’, qui n’est pourtant pas encore née.
Chronologiquement, c’est bien entendu le 1er novembre 1944 qui est la première de ces dates commémoratives nationales, cérémonie commémorative à laquelle de Gaulle décide de donner le nom de « Journée Nationale des Massacrés » en 1944. Cf. infra.
Cette question d’un Pétain vainqueur de la guerre mais contraint de solder son héritage mémoriel, après l’avoir instrumentalisé politiquement pour accéder au pouvoir, est complexe. Pour en mesurer les nuances, notamment chronologiques, on peut se référer à Pierre Servent, Le mythe Pétain : Verdun ou les tranchées de la mémoire, Paris, Payot, collection « Histoire », 1992, 288 p.
C’est nous qui soulignons.
Voir Gérard Namer, La commémoration en France...., chapitre VIII.
On fait aussi référence – parce que c’est aussi un événement régional –, au célèbre épisode d’Oyonnax, en relatant « comment le 11 novembre 1943, en pleine occupation, les patriotes de l’Ain honorèrent leurs morts, et mystifièrent miliciens et collaborateurs ».
Phrase extraite du discours du préfet, reproduit par toute la presse.