3 – Mettre en scène l’union : « Un peuple se retrouve ».

Délaissant pour un temps la commémoration, Grenoble, à la pointe de l’originalité, sut en 1945 inventer un nouveau mode de retrouvailles sociales : le jeu théâtral.

En effet, le programme officiel de la célébration des fêtes de la Libération du 22 août 1945 indique qu’à 21h30 commencera le déroulement, « sous les projecteurs, d’une dramatique : “un peuple se retrouve” ; plus de quatre cents participants, chœurs et orchestres, avec le concours des mouvements de jeunesse et sportifs, et le concours de l’Armée ». Ainsi, un an jour pour jour après sa Libération, Grenoble se met donc en scène elle-même, pour rejouer théâtralement cet événement majeur. Au milieu de la morosité ambiante de ces fêtes de la Libération de 1945, les comptes rendus de la presse signalent le succès rencontré par ce jeu dramatique.

Le titre de la représentation ne trompe d’ailleurs pas. Tout le jeu vise à montrer comment la France, et en l’occurrence Grenoble, a su totalement se retrouver un an à peine après la Libération.

De plus, outre l’innovation strictement artistique et la volonté affichée par les concepteurs du projet (il s’agit des animateurs de Peuple et Culture, parmi lesquels se distinguent notamment Benigno Cacéres et Jean Dasté 743 ) de se placer sous l’égide du théâtre populaire, l’économie interne de la pièce est en elle-même intéressant 744 .

Ainsi par exemple de la composition de la foule des personnages. Si « Hommes et Femmes de la Résistance », « Déportés politiques », « prisonniers de guerre », « S.T.O. », « Armée Populaire de l’Insurrection » et « Foule Française » sont bien entendu représentés, on peut constater qu’en revanche aucun milicien ou collaborateur ne trouve sa place dans le jeu. Autre absence tout aussi significative : les déportés « raciaux »...

De même, face à l’invasion allemande, la France est-elle unanimement désespérée :

‘« Et les fils de France
A nouveau,
Face au vieux danger [...]
et le sol de France
Encore une fois ravagé [...]
Et le sol de France est morcelé [...]
Et le sol de France est submergé !
Ses enfants dispersés, ses défenseurs traqués. »’

Le résumé de l’histoire nationale que livre la pièce aux spectateurs grenoblois réunis au parc Paul Mistral passe et « glisse » opportunément, sans jamais l’évoquer directement, sur Vichy. Significativement,

‘« Les mots qui sonnent comme un
abandon ;
Les mots qui résonnent comme un
jugement ;
Les mots qui assomment comme un
châtiment...
Les mots qu’on n’accepte pas », ’

sont en effet prononcés par « une voix allemande », et non pas par Pétain ou Laval. L’existence de celui-ci et du régime qu’il incarne est purement et simplement passée sous silence, comme oblitérée. La pièce est ramenée à une confrontation claire et habituelle si l’on peut dire, entre « les Allemands » et « le Peuple de France ». Les divisions nationales, la Collaboration, la guerre civile, l’antisémitisme d’État sont volontairement oubliées... L’intention est évidemment de donner aux Grenoblois une vision positive et unitaire de leur comportement pendant la guerre.

Dans ce but, le jeu dramatique fait logiquement une très grande place au personnage de De Gaulle. Si Pétainn’est jamais cité, « la foule » écoute en revanche avec espoir la « Voix des Ondes », qui lui promet que « rien n’est perdu pour la France » et qu’« il faut que quelque part brille la flamme de la Résistance Française ! »

La « foule [des récitants] » entonne alors une sorte d’incantation, scandant sourdement le nom de De Gaulle en une lente psalmodie, qui, suivant en cela les instructions établies par les auteurs du livret de la pièce, va « crescendo tout au long de l’allocution du 18 juin ».

Le Coryphée s’empresse ainsi d’opposer les paroles du Chef à celles prononcées par « la voix allemande » :

‘« Mots qui sonnent comme une promesse,
Mots qui résonnent comme une caresse,
Mots qui étonnent comme une ivresse,
Mots qui ressuscitent l’âme du partisan. »’

Dès lors, tout le reste du jeu cherche à démontrer que l’ensemble de la population participe à la guerre, que tous résistent, tendus vers un seul but : la Libération. « Maquisards », « Soldats », « Prisonniers », « Femmes » et « Enfants » composent cette France idéalisée qui parvient, finalement, à repousser l’envahisseur. Et si la France, pendant la guerre, fut un véritable bloc, indissolublement uni face à l’occupant, l’après-guerre promet d’être de la même eau, et la pièce s’achève ainsi par l’ultime réplique du Coryphée : ‘ « Il faut que quelque part brille la flamme de la Résistance Française. » ’ La boucle est donc bouclée.

Par le recours à un tel « jeu dramatique de la Libération », Grenoble confie à la technique théâtrale le soin de présenter en quelques tableaux fortement contrastées, parfois naïfs et à l’esthétique dramatique encore peu élaborée, une version particulière des cinq années de lutte que la communauté vient de traverser. Nous sommes bien là confrontés à une réécriture de l’histoire et de l’expérience locale de la guerre, où les fractures franco-françaises sont sciemment laissées de côté et qui, empruntant un vecteur artistique aussi populaire que le théâtre, familiarise la population avec la mémoire. En effet, la dramatisation théâtrale que comporte toute cérémonie commémorative – dimension à la fois purement ludique et très codifiée, dont est très friande la population à une époque où les distractions sont relativement rares – est là poussée à l’extrême et parce que le public a d’autant plus de chance de se reconnaître dans ce schéma qu’il souhaite oublier justement ses propres divisions.

De fait, « Un peuple se retrouve » est un vrai succès : « les moniteurs de la maison de la culture » ont réussi à attirer les Grenoblois qui, déjà nombreux aux répétitions, assistèrent en masse à la représentation du 22 août 1945 745 ...

L’artifice d’un tel procédé a beau être évident, il fonctionne, permettant aux Grenoblois de 1945 d’affirmer la cohésion de leur communauté sociale, condition mise à toute reprise d’une vie collective enfin paisible 746 .

Notes
743.

Le Manifeste de la compagnie des Comédiens de Grenoble est ainsi élaboré par ceux qui vont révolutionner la conception du jeu dramatique (mais aussi du cinéma) en France : Jacques Copeau, Charles Dullin, André Barsacq, Jean-Louis Barrault, Georges Blanchon et Jean Dasté ; il est publié en novembre 1945 dans le numéro 3 des Cahiers de la Maison de la Culture de Grenoble (Bibliothèque Municipale d’Étude et d’Information de Grenoble ; fonds dauphinois, cote : V(3) 16463). Sur son action d’animateur culturel itinérant dans le maquis et son action politique, Benigno Cacéres publiera notamment L’espoir au cœur (Paris, Le Seuil, 1967, 173 p).

744.

Voir en annexe n° I, le livret de ce « jeu dramatique ».

745.

La foule, ce jour-là, fut évaluée à 40 000 personnes par Le Travailleur Alpin. Même si l’on peut tenir compte d’une éventuelle exagération, l’assistance devait être néanmoins très nombreuse. Nous n’avons pas trouvé de pièce documentaire officielle qui puisse nous éclairer. LaurentGuérin, membre des MUR et à l’époque chauffeur du colonel Descour, nous disait que « [...] c’était formidable ; c’était aussi très novateur. Parfois les gens ne comprenaient pas forcément... Jean Dasté était formidable... » ; entrevue du 30 mai 1996.

Emmanuel Le Roy Ladurie a pu dire, sur France-Inter, au début de l’année 1991, à propos de la journée du 26 août 1944 à Paris, que ce fut un « énorme psychodrame national, une cure psychanalytique à l’échelle du pays » ; peut-être qu’« Un peuple se retrouve » remplit les mêmes fonctions à l’échelon grenoblois... Georges Bois-Sapin nous confiait que la résonance de ce jeu fut grande à l’époque, pour deux raisons : les Grenoblois avaient tout d’abord l’impression que la guerre était bel et bien finie, à partir du moment où on pouvait la mettre à distance en la mettant en scène ; mais en plus, l’opinion publique s’empressa d’adhérer à ce que le déroulement de la pièce tendait à prouver au fond, c’est-à-dire que les Grenoblois avaient, tout au long du conflit, su tous s’unir autour d’un idéal commun. Ils pouvaient donc être légitimement « fiers de leur mémoire ».

746.

En 1946, Peuple et Culture met sur pied un autre spectacle estival, selon les mêmes principes artistiques et dont le titre montre que les préoccupations changent : Acier et fer est en effet une véritable ode à la Reconstruction...