1 – Les dates commémoratives locales.

La première cérémonie commémorative 749 qui se déroule dans le Grenoble libéré a lieu le 25 août 1944, c’est-à-dire trois jours seulement après la Libération effective de la ville. L’instant le plus fort de cette cérémonie, si l’on suit la presse, est le moment où ‘ « le préfet de l’Isère, le C.D.L. de l’Isère, le maire de Grenoble et le conseil municipal [...] sont allés fleurir la tombe déjà couverte de fleurs des Fusillés ’ ‘ du cours Berriat ’ ‘ 750 ’ ‘  ».

La ville à peine libérée, c’est donc de façon prioritaire un événement à forte résonance locale que l’on a à cœur de célébrer. D’une manière générale et très logique, l’événement local est donc non seulement le premier à être fêté, mais il est aussi celui qui jouira le plus longtemps de la faveur de la population. La véritable difficulté réside ailleurs, dans les dates choisies pour évoquer l’expérience locale de la guerre. Pour Grenoble, l’originalité est en la matière patente pour deux raisons.

D’abord, nous l’avons déjà suggéré, la multiplicité des événements locaux liés à la Deuxième Guerre mondiale et à la Résistance fait que c’est une foule de dates commémoratives qui s’offre à la population dès la fin de 1944. On reste en effet étonné devant le nombre incroyable de cérémonies commémoratives qui se déroulent à Grenoble et dans la région entre le 29 juillet et le 27 août 1945. Loin d’être un avantage, le fort vécu « résistanciel » de la région fait éclater la commémoration en une kyrielle de dates. L’exemple de la commémoration des combats et des exactions survenus dans le Vercorsest sur ce point probant. En 1945, on tentera bien de regrouper toutes les cérémonies en une seule et unique date, mais le projet échoue finalement et les célébrations des combats et martyrs s’étalent sur tout le mois. Le peu d’empressement des autorités administratives en même temps que le manque de coopération des communes concernées ruinent cette idée d’une « fédération » commémorative. La présence du ministre de la guerre dans le Vercors le 5 août n’empêchera d’ailleurs pas la dispersion de la mémoire en une surabondance de dates commémoratives, tant chaque village tient à posséder la sienne, à se démarquer en affirmant la spécificité de son histoire et de sa mémoire. On se trouve là dans le cadre d’une commémoration « rurale » où le facteur local, voire micro-local est considéré comme étant le plus important, au risque donc parfois de produire un effet « frontière » et d’empêcher une alliance, une fusion commémorative. On célèbre d’abord et avant tout ses morts 751 . A cela s’ajoute le fait que ‘ « les personnalités qui devaient présider aux cérémonies commémoratives des combats du Vercors ’ ‘ prévues pour le 22 juillet 1945 ne pouvant être présentes à cette date, ces cérémonies se déroulent durant la première quinzaine d’août, à une date qui sera prochainement fixée ’ ‘ 752 ’ ‘  ». La non fidélité à la date est un obstacle majeur mis au succès de la cérémonie commémorative, on comprend aisément pourquoi. C’est bien un jour précis qui fait référence pour les « locaux » et non pas n’importe lequel ; les « autorités » parisiennes, en ne le comprenant pas, se sont coupées de la réalité locale (cette incompréhension durera, comme on le vérifiera notamment pour le Vercors ; cf. infra).

Sur un deuxième plan, les événements commémorés au cours du climax d’août montrent qu’à Grenoble le fait local essentiel n’est pas par un acte militaire, ou guerrier stricto sensu. Ce qui possède d’emblée une forte prégnance pour l’opinion publique grenobloise, c’est avant tout le martyre de la Résistance. Qu’il s’agisse des héros victimes de la « Saint-Barthélemy grenobloise », ou les Fusillés du cours Berriat, la Résistance est alors en effet plus perçue dans sa dimension de Martyre que dans celle du Combat. C’est dans ce sens par exemple que l’explosion de la caserne de Bonne 753 – une des très grandes actions de la Résistance grenobloise – ne justifiera pas, curieusement, la tenue d’une véritable cérémonie commémorative à la Libération. Une plaque commémorative rappelant ce haut fait ne sera apposée sur les murs de la caserne de Bonne que très récemment, c’est-à-dire le 2 décembre 1990. Tout au contraire, les Fusillés du cours Berriat sont eux très emblématiques et leur mémoire « aisée » à mettre en place, d’un point de vue pragmatique, puisque les victimes ayant toutes été exécutées à la même date et au même endroit, on n’aura jamais aucun mal à commémorer l’événement à date fixe (chaque 14 août).

En revanche, les Martyrs de la Saint-Barthélemy ne seront jamais évoqués en tant que tels au cours d’une seule et même cérémonie. En novembre 1945, chacun de ses héros a droit à sa commémoration. Cependant, elle est souvent chapeautée par un mouvement politique particulier. De plus, on ne parvient pas là non plus à vaincre la dispersion, ce qui fait que, peu à peu, par manque d’unité et aussi d’organisation, c’est-à-dire en échouant à créer la « fédération » commémorative, le souvenir de ces martyrs tendra à disparaître. La presse tente bien, dans les premiers temps, de réunir précisément ces héros, en évoquant une espèce de « martyr global ». Mais l’article des Allobroges du 29 novembre 1944 (« 27, 28, 29 novembre 1943, la Saint-Barthélemy des patriotes cimenta dans le sang la Résistance dauphinoise »), ne sera suivi d’aucune commémoration éponyme, et c’est bien séparément que l’on évoquera le souvenir de Bistési, Pain, Valois, etc.

De même, si les Suppliciés du Polygone ont fait prendre conscience un an plus tôt à Grenoble de la spécificité de son martyre, leur mémoire ne sera pas sanctionnée en 1945 par l’attribution d’une date commémorative fixe ou même indépendante. L’initiative que prend le MLN en la matière est vouée à l’échec 754 car, captant à son seul bénéfice la mémoire de ces morts, il les prive dans le même mouvement du soutien de l’ensemble de la communauté.

Bien entendu, il est en revanche aisé de commémorer l’anniversaire de la Libération de Grenoble à date fixe. Cette commémoration est même un modèle de perfection commémorative parce qu’elle joint à l’exactitude chronologique un rituel relativement original parce que pour partie d’origine populaire, comme nous le verrons. La population grenobloise a trouvé là un point de repère suffisamment signifiant pour qu’il fasse éternellement figure de valeur absolue au sein de son calendrier commémoratif, alors en pleine élaboration.

Peu à peu, ce seront trois dates principales qui se détacheront du foisonnement observé en 1944 et 1945. Après le chevauchement et la volonté de tout dire qui faisaient confondre en une même date Résistance, Martyre et Combat, chaque date a trouvé en 1946 sa destination propre. Chacune incarne un aspect précis de l’expérience grenobloise de la guerre. On sait à présent, en 1946, ce que l’on veut et ce que l’on peut commémorer et à quelle date le faire ; la période de la « fièvre commémorante » est alors apaisée, même si les mois d’été restent encore très chargés.

Dans l’ordre chronologique – qui en l’occurrence fait sens puisque c’est le calendrier qui dicte sa loi –, c’est l’anniversaire de la Bataille du Vercors, dont les cérémonies s’étalent sur tout le week-end du 20 et 21 juillet, que l’on commémore en premier. Ce sont là les combats de la Résistance, perçue d’abord dans sa dimension armée et en même temps les martyrs des populations civiles du plateau qui sont honorés 755 .

Ensuite, vient la cérémonie commémorative en l’honneur de la mémoire des Patriotes fusillés du cours Berriat. Elle se déroule invariablement le 14 août, conservant pendant toute la période que nous considérons une extrême importance. A cette date, c’est le martyre de la Résistance qui est rappelé.

Enfin, les fêtes de la Libération sont célébrées en 1946 les samedi et dimanche 24 et 25 août, alors qu’elles se tiennent le mercredi 22 août en 1945, c’est-à-dire à la date anniversaire précise de la Libération de Grenoble un an plus tôt. Mais le décalage, contrairement à l’exemple du Vercors envisagé plus haut, n’est là nullement un handicap, puisqu’au contraire il permettra à Grenoble de jouir de deux jours complets de liesse. De façon claire, c’est la mémoire globale de la Résistance qui est là honorée à son tour de façon prioritaire, à travers l’évocation de sa principale « victoire », qui a rendu la ville à sa liberté.

Naturellement, des cérémonies annexes perdurent, qui gravitent cependant toutes autour de ces trois grandes dates. Mais le plus significatif est qu’un certain tri s’est progressivement opéré et que le calendrier trop riche de 1945 a cédé la place à une sélection plus rigoureuse des dates commémoratives locales en 1946. Mis en place en deux ans, ce calendrier fonctionnera pendant vingt ans. Le temps court de la commémoration qui s’étend d’août 1944 à août 1946 réussit ce tour de force d’assurer la transition entre une mémoire « immédiate » créée dans l’urgence et la mise en place d’une mémoire « éternelle », ou en tout cas à vocation éternelle.

Notes
749.

Il s’agit bien là d’une commémoration, étant donné surtout le caractère d’hommage aux morts qu’elle comporte et non, comme ce sera le cas pour la venue de De Gaulle en novembre, d’une célébration. On reviendra plus avant sur ce subtil distinguo.

750.

Les Allobroges, 26 août 1944, 1ère page.

751.

« La communauté villageoise ou urbaine célèbre d’abord les siens que la localité voisine ignore », écrit Jean-Marie Guillon à propos du Var ; cité par Claude Lévy et Alain Monchablon, « Les variables locales et régionales », art. cité, p. 85.

752.

Les Allobroges, 25 juillet 1945, 1ère page.

753.

Le 2 décembre 1943.

754.

Les Allobroges, numéro du 27 août 1945, 2ème page.

755.

Pour une analyse plus fine, cf. infra.