C – L’opinion publique grenobloise et les cérémonies commémoratives : perception et participation.

1 – 1944 : rester fidèles à la mémoire de la Résistance.

On a dit que, pour que la population se déplace, il était nécessaire que les autorités officielles sanctionnent et légitiment par leur présence l’importance des cérémonies commémoratives.

Au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, qu’on s’éloigne donc de l’événement fondateur, cette condition, si elle se révèle toujours aussi indispensable, n’est en revanche plus suffisante. Des considérations aussi diverses que les conditions climatiques, la présence ou non d’une musique militaire, la généralisation des vacances d’été, l’entrée de la société française dans l’ère de la consommation de masse et surtout la prégnance plus ou moins importante de la date et de l’événement que rappelle la cérémonie, contribuent à faire varier l’importance de l’assistance.

Ainsi, en 1944, l’assistance est-elle nombreuse pour chaque commémoration, y compris pour celles, plus ponctuelles ou plus partisanes, qui ne jouissent pourtant pas de la présence d’une très haute autorité. A l’époque, toute occasion est bonne à saisir, qui permet d’affirmer l’existence de la mémoire.

Les journaux ne se privent d’ailleurs pas de signaler l’importance et la ferveur de la foule dans leurs comptes rendus, de voter à l’occasion des félicitations à la population ou au contraire de stigmatiser son peu d’empressement à se déplacer. On semble ainsi particulièrement heureux en 1944, quand, ‘ « malgré la pluie et le froid, Grenoble a célébré avec un éclat tout particulier ce 11 novembre de la Libération et de la paix ’ ‘ 842 ’ ‘  » ’, comme si le fait de braver les intempéries était une bonne manière de tester l’assiduité de la population aux cérémonies commémoratives. De même, c’est ‘ « malgré une pluie incessante qu’une foule de plusieurs milliers de personnes a assisté hier matin à la cérémonie solennelle organisée en l’honneur des victimes de la barbarie allemande » ’, le 1er novembre 1944, note Le Réveil dans son numéro du 2. Si le temps se met au diapason de l’humeur de Grenoble en ces jours de souvenir et de deuil, il ne parvient pas à diminuer l’assistance, qui est nombreuse tout au long de la fin de l’année 1944.

Le 25 août 1944, près des tombes des Fusillés du cours Berriat, ‘ « là, plus qu’ailleurs, la foule était nombreuse et émue comme elle ne le fut jamais peut-être au cours d’une pieuse cérémonie ’ ‘ 843 ’ ‘  » ’. Même situation pour le 1er novembre : ‘ « sur les tombes des êtres chers, la foule a accompli son pieux pèlerinage. Toute la journée, ce fut le long et incessant défilé des mères, des épouses, des pères ’ ‘ 844 ’ ‘ ... »

L’apothéose en la matière est réservée au 11 novembre, qui voit des « milliers de Grenoblois commémorer le souvenir des héros des deux guerres ». La ‘ « foule est innombrable [...]. Depuis les années de guerre 14-18, jamais foule pareille n’a été enregistrée, jamais l’émotion n’a été plus intense autour de la dalle symbolique ’ ‘ 845 ’ ‘  ».

Sur un autre plan, très appréciés de la population sont les « bals, concerts publics et gratuits » du 14 juillet et du 22 août. Au cours de ces deux cérémonies commémoratives très populaires, Grenoble s’abandonne tellement à la joie que plus rien de l’esprit commémoratif de la matinée ne subsiste l’après-midi, et encore moins dans la soirée. La ville parvient ainsi à rapidement passer d’un état d’esprit à un autre, du registre du Souvenir à celui de la Joie. Les Allobroges du 23 août 1946 résume très bien ce phénomène de balancement entre le pieux recueillement et la gaieté collective : ‘ « Les manifestations officielles sont terminées. Place aux réjouissances publiques ! A 21 heures, l’harmonie municipale donne le ton par un concert public au jardin de ville. Et, dans chaque quartier, les bals publics font danser jusqu’à une heure fort avancée de la nuit toute la jeunesse grenobloise. Place à la joie ! Grenoble libre se doit de fêter dignement le deuxième anniversaire du jour où sa liberté lui fut rendue. »

Et si, par certains aspects, ces deux cérémonies commémoratives ressemblent indéniablement, à ce moment-là, à une kermesse populaire, cela n’exclut pas pour autant la délivrance d’un message politique, allégoriquement mis en scène au cours du défilé traditionnel du cortège. Dans ce domaine, c’est le 14 juillet 1945 et son défilé des États Généraux de la Renaissance Française qui vont le plus loin :« Le cortège se terminait par le char fleuri des États Généraux où trônait une ravissante Marianne entourée des femmes en costume de 1789, des sans-culottes et des révolutionnaires de l’époque [...] les compagnons de Marianne, en costume de l’époque révolutionnaire, chantèrent la Carmagnole, puis la Marseillaise retentit ’ ‘ 846 ’ ‘ . »

A une époque où l’on prépare les États Généraux de la Résistance, la symbolique mi politique mi festive que met en scène le cortège est très claire ; c’est à la Révolution que l’on se réfère encore une fois comme à la valeur idéologique et culturelle absolue chargée de fournir le point de référence historique majeur à partir duquel la communauté peut repartir à l’assaut de son histoire.

Le 8 mai, le « cortège organisé par l’Association générale des étudiants » avait, lui, opté pour une mise en scène plus virulente, puisqu’‘ « on prit un vif plaisir à assister à l’enterrement du nazisme et de tous ses pantins. On fit la ronde, une ronde effrénée autour du feu de joie où brûlaient les effigies d’Hitler ’ ‘ et de Goebbels ’ ‘ 847 ’ ‘  ».

Un an plus tard, le 8 mai 1946, c’est ‘ « une gigantesque croix de Lorraine ’ ‘ , faite d’œillets rouges et blancs et de bleuets, portée par quatre anciens maquisards » ’ qui sert d’emblème totémique au cortège. Ceux qui tiennent à défiler le jour anniversaire de la Victoire manifestent ainsi, en même temps que leur opposition au gouvernement, peut-être une volonté de retour à l’Union de la Résistance et en tout cas une nette préférence politique pour de Gaulle.

D’une manière générale, les cortèges sont toujours décrits comme étant « interminables », « l’assistance très nombreuse », etc. Les deux caractères sur lesquels la presse insiste le plus souvent sont en effet à cette époque l’importance et la qualité du recueillement de la foule. C’est d’ailleurs un fait avéré que la population grenobloise a alors à cœur de participer pleinement aux cérémonies commémoratives. Le général Le Ray et Jean Reynier, entre autres, nous le confirmaient : la fin de l’année 1944 marque le pic de l’assistance populaire aux cérémonies commémoratives 848 . A partir de là, celle-ci ne cessera d’aller en décroissant.

Notes
842.

Le Travailleur Alpin, 12 novembre 1945, 1ère et 2ème p.

843.

Les Allobroges, 26 août 1944, 2ème page.

844.

Le Réveil, 2 novembre 1944, 2ème page.

845.

Le Réveil, numéro du 12 novembre 1944, 2ème page.

846.

Les Allobroges, numéro du 16 juillet 1945, 1ère et 2ème page.

847.

Le Réveil, 9 mai 1945, 1ère et 2ème page.

848.

Le général Alain Le Ray était le chef départemental des FFI en 1944 ; réponse manuscrite du 8 avril 1991. Jean Reynier, fils cadet du préfet Albert Reynier ; entrevue du 7 mai 1991.