2 – 1945-1946 : un désintérêt croissant.

La presse n’hésite pas, quand la tendance s’inverse, à durement critiquer la population grenobloise, lui reprochant de ne pas faire l’effort de participer à des cérémonies commémoratives dont elle estime qu’elles sont soit trop nombreuses, soit moins signifiantes.

Le 27 août 1945, par exemple, Les Allobroges enjoint amicalement aux Grenoblois de« ne pas dire : encore une manifestation du souvenir !... » ’, à propos de l’hommage qu’a rendu Gièresà ses morts, le 24 août. D’autres recommandations de ce genre, un brin comminatoires, commencent à fleurir à ce moment. Ce même 27 août 1945, c’est Le Réveil qui n’hésite pas à interpeller encore plus rudement les Grenoblois, en écrivant notamment que ‘ « les Grenoblois ne sont pas tous des gens fort reconnaissants [...]. Les Grenoblois n’ont pas lieu d’être fiers de leur abstention » ’, leur reprochant peut-être aussi au passage de ne pas assez s’impliquer pour les morts des autres (Gières n’est pas Grenoble).

Le 24 août 1945, déjà le Travailleur Alpin fustigeait durement, en deuxième page, la population autant que les autorités :

‘« Ne les oublions pas ! On vient de fêter la Libération. Mais parmi tous nos morts, il est des martyrs dont on ne parle plus et pour lesquels aucune manifestation de souvenir n’a encore été organisée. Ce sont les patriotes dont on a retrouvé les corps suppliciés dans le charnier du Polygone. Ils dorment leur dernier sommeil dans un pauvre petit cimetière envahi par les herbes folles et où flottent les lambeaux défraîchis de ce qui fut autrefois des drapeaux. Se pourrait-il qu’on les ait oubliés, eux qui nous ont tout donné et à qui nous devons tout ?
Et qu’attend-on pour réparer ce déplorable oubli ? »’

Par rapport au traumatisme causé seulement un an plus tôt par l’ouverture de ce charnier – traumatisme qu’une vaste cérémonie commémorative tenta alors immédiatement d’exorciser – la négligence semble en effet grave et c’est seulement le 11 novembre 1945 que sera officiellement apposée une stèle sur l’emplacement du charnier du Polygone. Seules les autorités assisteront à la cérémonie d’inauguration.

Ce phénomène de « désintérêt » pour les commémorations ne date cependant pas du mois d’août 1945. En réaction à la désaffection ambiante, des appels à la participation se sont en effet déjà faits plus précis dès le 14 juillet. Les appels à la commémoration commencent à cette date à emprunter un ton qui frise l’injonction. La presse invoque ainsi le devoir moral de participer aux diverses cérémonies commémoratives : ‘ « Tous ceux qui réprouvent les méthodes et la barbarie allemande se feront un devoir d’aller se recueillir, et d’honorer comme il convient la mémoire et le sacrifice de nos martyrs ’ ‘ 849 ’ ‘ . »

De fait, l’appel semble avoir été entendu et le 14 juillet apparaît a posteriori comme l’occasion de réactiver la mémoire grenobloise puisque Les Allobroges titre en deuxième page, le 16 juillet : ‘ « 14 juillet de victoire ! Grenoble, qui paya un si lourd tribut à l’oppresseur, sut honorer ses morts et se réjouir aussi comme jamais elle ne l’avait fait depuis bien longtemps... »

Le 14 juillet 1945 ouvre en effet sur une période plus faste pour la commémoration grenobloise. On retrouve un peu de cette fièvre de la fin de l’année précédente. Après la fête nationale, les fêtes de la Libération prennent, un mois plus tard, le relais. Entre ces deux dates repères, s’intercalent de nombreuses cérémonies, dont le caractère très local assure le succès 850 . De nombreux monuments commémoratifs sont aussi inaugurés durant ces quarante-cinq jours, ce qui, à chaque fois, est l’occasion rêvée pour la tenue d’une cérémonie commémorative.

Il est donc, sinon normal, du moins logique que les Grenoblois, abreuvés de cérémonies commémoratives pendant les mois d’été, se lassent à la fin du mois d’août 1945. Les articles des trois quotidiens locaux ont beau être pour une fois unanimes et stigmatiser ensemble ce désintérêt, on ne juge plus forcément utile de se déplacer systématiquement pour des cérémonies somme toute périphériques, comme celle de Gières.Le besoin de mémoire est comblé jusqu’à satiété fin août 1945. Pierre Fugain, avec son franc-parler, nous disait même qu’on ‘ « frisait alors l’overdose ’ ‘ 851 ’ ‘  » ’. Les autorités sont d’ailleurs très conscientes du problème qui ont soin, à partir de la fin de l’été, pour pallier le manque d’assistance, soit de décaler les cérémonies par rapport à la date précise d’anniversaire, soit de prévoir qu’elles commenceront en fin d’après-midi, après la sortie du travail. Ainsi, le 14 août 1945, c’est à 18 heures 30 que débuta la cérémonie anniversaire du massacre du cours Berriat. Et c’est à peu près les mêmes précautions qui sont prises pour toutes les cérémonies qui ne s’appuient pas sur une journée fériée, sans que ces palliatifs suffisent à enrayer le processus de désaffection.

Finalement, la date du déclin de l’engouement populaire pour la commémoration correspond bien au milieu de l’année 1945. Elle intervient donc très tôt. Et parmi toutes les raisons que nous avons évoquées pour l’expliquer, la plus importante est que les Grenoblois ne perçoivent plus d’un manière aussi urgente que l’année précédente l’utilité de ces cérémonies. En 1944, c’était les retrouvailles de la communauté avec elle-même et avec une mémoire victorieuse qui étaient en jeu. A partir du milieu de 1945, la commémoration n’est plus une nécessité, mais (re)devient une habitude. Les autorités préfèrent alors se concentrer sur de grandes dates et substituer la fédération autour de quelques dates à l’éclatement de l’année précédente, dans l’espoir d’attirer la foule.

Ainsi, dans la crainte d’une trop grande dispersion, toutes les cérémonies et autres commémorations qui doivent normalement se tenir tout au long du mois d’août 1946 sont-elles rattachées aux fêtes génériques de la Libération. Celles-ci ne « dévorent » pas les autres cérémonies commémoratives, comme on pouvait légitimement le craindre, mais chapeautent en les englobant les cérémonies plus secondaires et les aident au bout du compte à survivre. Cette tactique de la fédération est encore plus nette pour les fêtes anniversaires du Vercors, qui se sont déroulées les 20 et 21 juillet 1946. Celles-ci ramassent sur deux jours la kyrielle des cérémonies commémoratives qu’on avait consacrées aux villages martyrs du Vercors les deux années précédentes. La foule est énorme et le succès est réel, Les Allobroges se plaisant à écrire que ‘ « deux ans, c’est déjà bien long pour célébrer avec un pareil déploiement l’anniversaire d’une bataille [...] mais c’est sans fatigue, sans amertume même que se sont déroulées ces cérémonies de commémoration ’ ‘ 852 ’ ‘  ».

« Fêtes de la Libération », « Anniversaire de la bataille du Vercors  », ‘ « Cérémonies commémoratives du 11 novembre » ’, ou « Réunion du souvenir de l’été 1945 », quelle que soit leur dénomination, la communauté grenobloise ne manque pas pendant ces deux années si importantes d’occasions de se réunir pour manifester l’existence d’une expérience (et partant d’une mémoire) locale particulière de la Deuxième Guerre mondiale. Elle profite de l’espace que lui donnent ces réunions commémoratives pour mettre en place sa mémoire collective du conflit 853 .

En ce qui concerne Grenoble, de la fin de l’année 1944 jusqu’aux deuxièmes fêtes de la Libération, trois constats essentiels s’imposent, à propos de cette pratique sociale essentielle de la mémoire qu’est la commémoration. Tout d’abord, sa prise en main par les autorités officielles interdit tout dérapage politique et contribue pendant un temps à propager le mythe de l’union. Ensuite, le rituel commémoratif, malgré quelques rares tentations d’innovation, est codifié à l’extrême. Il est le calque presque parfait, de celui imposé par plus de vingt ans de commémoration du 11 novembre. Enfin, aux enthousiasmes de l’automne 1944, succède rapidement une lassitude qui, jointe à l’action érosive du temps, contribue à diminuer l’assistance populaire 854 .

Notes
849.

Le Travailleur Alpin, numéro du 14 juillet 1945, 1ère page.

850.

« La commémoration d’événements locaux souvent estivale et festive – mais en dehors des vacances – conservent au contraire leur audience », note Robert Frank, « Bilan d’une enquête », in La Mémoire des Français..., op. cit., p. 390.

851.

Première entrevue du 28 février 1991.

852.

Les Allobroges, numéro du 22 juillet 1946, 1ère et 2ème p.

853.

A signaler la tactique du Travailleur Alpin qui organise parfois des manifestations concurrentes face aux cérémonies commémoratives qui ne l’agréent pas. Cela va du « concours de pétanque du Travailleur Alpin » en août 1946, à l’organisation de meetings politiques partisans. Ces lecteurs et les militants communistes sont alors tiraillés entre deux fidélités : celle qui les attache au Parti et celle qui les lie à la mémoire de la Résistance.

854.

C’est l’année 1946 qui est la plus originale, parce qu’elle marque une charnière. Si on peut émettre l’hypothèse que c’est peut-être moins à un déclin de l’assistance populaire que l’on est confronté qu’à une façon différente d’assister aux cérémonies commémoratives (plus attentive au discours politique qu’au discours commémoratif, la communauté grenobloise est cependant heureuse de se retrouver pour des cérémonies qui font réellement référence, qui résonnent véritablement et profondément dans la mémoire locale), reste évidemment que la différence quantitative est assez importante, et que la foule est très déficitaire par rapport à 1944 et même par rapport à 1945.