III – Entre gestion mémorielle et revendication : de « l’année terrible » (1947) au « vingtième anniversaire » (1964).

Nous avons pu reconstituer la « série continue », sur une génération et même un peu plus, de toutes les cérémonies commémoratives qui se déroulent à Grenoble et dans sa région. Il était évidemment hors de question pour nous de présenter cette partie de notre étude sous la forme d’un éphéméride qu’on aurait feuilleté sur vingt ans, en nous arrêtant à chacune de ses dates-clefs, pour en brosser l’historique complet et mesurer les micro-variations qui interviennent fatalement d’une année sur l’autre. Ce travail parfois fastidieux de compilation et de comparaison point par point, nous l’avons cependant mené au fond, tentant de repérer l’originalité derrière la monotonie de la répétition des formes de la commémoration. Il en ressort une certitude et une grille d’analyse.

La fixation du rituel intervient très tôt à Grenoble, on vient de le voir, figeant « l’art de la commémoration » dans une posture classique à laquelle, quelle que soit la cérémonie que l’on envisage, on ne dérogera pas pendant près de vingt ans 855 . D’autant plus que l’une des composantes majeures de cet alliage, à savoir précisément la permanence dans le déroulement, est conçue comme gage de fidélité à la mémoire de ceux qu’on honore, et ne peut souffrir que peu de changement. Tout et tous (l’État, qui y voit une occasion de stabilisation ; les associations, qui y trouvent leur part de légitimation ; l’opinion, qui renoue avec une pratique d’avant-guerre, donc de paix) poussent donc à une réglementation et une codification la plus précoce possible de l’activité commémorative. Des variations existent malgré tout, qui sont à chercher ailleurs. Parfois importantes, comme on va le voir, elles se distribuent selon quatre axes principaux.

Les participants (ou des participants), investissent parfois l’espace commémoratif pour manifester leur désaccord sur le plan politique, qu’il s’agisse de celle que mène le gouvernement, de la situation politique internationale particulière en ces temps de « guerre froide » ou, beaucoup plus rarement, de tel aspect de politique très locale. Certains anciens résistants et déportés ont en effet à dire dans le domaine politique, et entendent ne pas se priver.

Deuxième facteur qui motive quelquefois une quelconque altération du rituel commémoratif, plus propre au monde des Anciens Combattants et Victimes de Guerre celui-là : les négociations et tractations disons « socio-économiques » qui opposent les associations des ACVG à leur ministre de tutelle, au sujet des pensions, des retraites et des forclusions. Cet aspect, pour trivial qu’il puisse paraître au regard du politique par exemple, n’en est pas moins essentiel, d’autant plus qu’il permet une union la plus large possible entre tous les Anciens Combattants et Victimes de Guerre 856 .

La lutte sera acharnée dans un troisième domaine, situé au cœur de la thématique commémorative, puisqu’il concerne la fidélité que l’État entend témoigner à la mémoire de la Résistance et de la Déportation à travers le calendrier commémoratif qu’il met en place, en légiférant de manière erratique à coup de lois et de décrets souvent perçus dans leur dimension la plus arbitraire. Amorcée tôt (cf. les problèmes de date évoqués plus haut), cette lutte sera rude jusqu’au milieu des années cinquante.

Enfin, dans un registre un peu différent (dans les trois cas de figure que l’on vient de rapidement envisager, le monde Anciens Combattants et Victimes de Guerre était à peu près uni, face, disons, au pouvoir central, auquel il se confronte le plus souvent), la commémoration fournit, mais beaucoup moins fréquemment et de manière qui plus est souvent allusive, le cadre à l’expression de batailles de mémoire interne au camp de la Résistance et/ou de la Déportation. Ces exemples, pour relativement peu nombreux qu’ils sont (on sait que les cérémonies commémoratives sont en général d’un commun accord considérées comme un temps et un espace dépolitisés, une sorte de parenthèse apaisante où l’on donne à observer à l’opinion, la fiction d’une union éternelle), n’en apparaissent que plus intéressants.

L’intérêt pour nous se situe donc dans l’évaluation des rythmes chronologiques qui scandent chacun de ces quatre axes et surtout dans le croisement de leurs différentes chronologies. Il faut en effet parvenir à mesurer si ces domaines d’affrontement conservent une actualité tout au long de notre période, s’ils restent indépendants les uns des autres ou s’ils se recoupent parfois, quand par exemple ils mettent gravement aux prises les Anciens Combattants et Victimes de Guerre, gardiens du temple en quelque sorte, et l’État. C’est à présent savoir ce que révèlent de la mémoire (des mémoires) les cérémonies commémoratives qui importe, plus que d’étudier au microscope les évolutions minimalistes du rituel, sa géométrie plus ou moins variable, ce qui serait non seulement long et rébarbatif, mais surtout guère pertinent 857 . Cet effort de périodisation est le plus utile 858 , car il permet, après avoir dessiné les contours de deux premiers temps de la commémoration (1944-1945 : le besoin de mémoire collective ; 1944-1946 : la mise en place du rituel), de compléter notre vision d’ensemble de la période. Très clairement, sur le long terme et à partir de 1947, ce sont trois étapes articulées par deux années charnières (1954 ; 1958) qui se succèdent, , à la durée et à l’intensité inégale.

Notes
855.

Grenoble est en cela plus précoce que Rennes par exemple, étudié par Jacqueline Sainclivier ; « Le souvenir des Rennais », in La Mémoire des Français…, op. cit., p. 213-221 (lire notamment le chapitre intitulé « Vers une fixation du rituel. 1949-1957 », p. 217-218).

856.

Merci encore une fois à Monsieur Zaparucha pour son aide précieuse.

857.

L’expression que nous avons peut-être le plus souvent rencontrée, en dépouillant les papiers de la préfecture, et notamment les instructions officielles transmises par le préfet aux sous-préfets et parfois aux maires (« comme les années précédentes » ; variante « comme chaque année »), dit bien, encore plus que la permanence, l’habitude. Par exemple la circulaire du 4 mai 1952 du préfet Roger Ricard« aux maires, en communication à Messieurs les sous-préfets » ; ADI 105 M 17, « Police administrative. Fêtes locales (circulaires). Érection de monuments (centenaire de Champollion). 1925-5-6. 1952-7 ».

858.

Jean-Pierre Rioux écrit ainsi que « La périodisation des années suivantes pose de redoutables problèmes à l’historien » ; « Les variables politiques », in La Mémoire des Français…, op. cit., p. 96