B – 1954 ou la saturation commémorative.

1954 est d’abord une année particulière en cela qu’elle est très chargée sur le plan commémoratif, et notamment en mai. En effet, le Comité National des Deux Anniversaires, mis en place par le ministère des Anciens Combattants et présidé par le Président de la République, entend faire de cette année une manière de mémorial calendaire dédié tout à la fois au souvenir de la Première Guerre mondiale, à travers la commémoration du quarantième anniversaire de la bataille de la Marne en 1914, et à celui de la libération du territoire en 1944. Evidemment, les cérémonies se déroulent sur toute l’année, se répartissant plus ou moins harmonieusement en fonction des « pics » mémoriels auxquels chaque région doit faire face 883 . Et, même si les cérémonies de 1954 ne connaissent pas l’ampleur qui sera la marque de celles organisées par le Comité des Deux anniversaires en 1964, une fois de Gaulle revenu au pouvoir, elles créent une atmosphère particulière de recueillement et de pieux souvenirs qui fait comme une obligation aux cérémonies du mois de mai de se hausser d’un ton en matière de solennité (le ministre abreuve d’ailleurs le préfet de télégrammes en ce sens, que ce dernier répercute auprès des maires 884 ). Cependant, à force de vouloir tout commémorer, on peut se demander si en l’occurrence on ne frôle pas le trop-plein. Le paradoxe est ainsi criant qui fait commémorer, à l’occasion de la « fête du 8 mai 1945 », et contre toute rigueur chronologique, le dixième anniversaire de la libération du territoire, qui est intervenue majoritairement près d’un an avant la capitulation allemande, mais aussi la fête de Jeanne d’Arc…

C’est aussi cette année-là qu’intervint la première ‘ « Célébration de la Journée Nationale du Souvenir des Victimes et des Héros de la Déportation ’ ‘ 885 ’ ‘  » ’. Roger Ricard adresse le 22 avril une circulaire aux maires isérois pour leur rappeler que ‘ « le parlement a, par la loi du 14 avril 1954, décidé que le dernier dimanche d’avril serait chaque année consacré à la commémoration des héros et victimes de la Déportation ’ ‘ 886 ’ ‘  » ’. C’est en fait cette cérémonie, qui, pour ses débuts, se voit confier la charge d’inaugurer la longue séquence commémorative de mai, qui, forte de cinq dates sans compter le 8, culmine le 30 avec la « journée nationale des CVR clandestins et Français Libres ».

Et cet empilement commémoratif se déroule qui plus est dans un contexte dramatique, puisque à plusieurs milliers de kilomètres de là, alors que la métropole honore les actes d’héroïsme de ses deux plus récentes « générations du feu », la cuvette de Diên Biên Phu est soumise à rude épreuve. On sait que Diên Biên Phu finit par « tomber » définitivement, le 7 mai 1954, la veille exactement du dixième anniversaire de la libération du territoire. Le ministre de l’intérieur, Martinaud-Deplat, s’empresse de faire parvenir un télégramme aux préfets. Voici celui que reçut, comme tous ses collègues, Roger Ricard, le 7 mai à vingt heures vingt-cinq : ‘ « Vous prie revoir protocole prévu des manifestations organisées dans votre département en honneur Victoire. Stop. Ne retenir que celles qui compte tenu des deuils de Diên Biên Phu, revêtiront un caractère de gravité et de tenue. Stop. Me demander instructions si besoin ’ ‘ 887 ’ ‘  » ’. Les mentions portées à la main par le préfet sur ce télégramme et qui traduisent ses préoccupations majeures sont de deux ordres.

Tout d’abord, il décide immédiatement de supprimer la retraite aux flambeaux ainsi que les concerts prévus le jour même et qui devaient intervenir à vingt heures trente, c’est-à-dire cinq minutes après la réception du télégramme. L’aspect le plus festif de la commémoration est donc annulé. Puis il récapitule, toujours au crayon à papier, quels sont les Grenoblois qui ont été blessés ou tués à Diên Biên Phu  : le lieutenant Miart , demeurant rue Philis de la Charce à Grenoble, semble être le seul à avoir été fait prisonnier le 21 avril avant de décéder à l’hôpital le 25. Il est donc le dernier maillon des Grenoblois morts pour la France. En lui rendant hommage au cours des cérémonies le 8 mai, on profite de l’effet mécanique de la commémoration pour relier le conflit indochinois à la longue chaîne des guerres nationales. L’assimilation historique entre ces deux types d’événement (qu’ont en commun ces deux conflits ?) est certes réductrice, mais, il faut le souligner, elle ne sembla choquer personne à l’époque.

Cataclysme évidemment que cette défaite, à laquelle on s’attendait certes, mais à cette date-là, dans le ciel pur d’une commémoration redevenue depuis si peu œcuménique ou à peu près… Supposée être la plus large mais aussi la plus consensuelle possible, pensée à la tête de l’Etat pour être une entreprise de glorification à l’échelle du premier vingtième siècle des armes françaises et peut-être aussi pour justifier le fracas de celles qui continuent de résonner en Indochine, elle sombre dans la défaite. Curieusement, les papiers de la Préfecture ne nous donnent aucune indication sur la façon dont fut reçue la nouvelle à Grenoble. Seul un rapport (n° 1600) des Renseignements Généraux de Vienne du 8 mai 1954 donne quelque indication.

‘« J’ai l’honneur de vous rendre compte que la journée du 8 mai s’est déroulée sans incident ; la veille, au cours de l’après-midi, la population avait été informée de la chute de Diên Biên Phu ; malgré les événements d’ailleurs qui, dans une certaine mesure, pouvaient laisser prévoir que la garnison de Diên Biên Phu serait soumise à de rudes assauts, ce brusque dénouement a créé une douloureuse surprise, la consternation était générale.
a) Au cours de la nuit du 7 au 8 mai, entre une heure et deux heures du matin, le parti communiste a fait apposer deux modèles d’affiche en divers points de la ville.
L’une a pour titre : Les travailleurs disent NON à la CED. Il est représenté des soldats fusillant des ouvriers devant une usine.
La seconde ainsi libellée : En moins d’un siècle, trois invasions du militarisme allemand. Tous les patriotes exigeront de leurs élus le rejet des accords de Bonn et de Paris. Il est reproduit une tête de soldat allemand casqué dont le casque est surmonté des initiales CED.
b) La cérémonie commémorative du 8 mai s’est déroulée dans le plus grand calme, devant une foule assez dense, mais évidemment peu enthousiaste. Les diverses réjouissances prévues n’ont pas eu lieu, compte tenu des instructions en vigueur […] 888  ».’

Vues depuis Grenoble (qui ne figure pas parmi les vingt-deux villes et départements qui accueillirent, en ce millésime chargé, les célébrations nationales 889 ), les cérémonies commémoratives de l’année 1954 révèlent la vivacité de trois phénomènes.

Tout d’abord, il est certain que l’Etat, péremptoire, dix ans ou à peu près après la fin de la Seconde Guerre mondiale, n’a pas renoncé à sa visée instrumentaliste de la commémoration. Celle-ci doit servir, doit lui servir. « Calibrée », comme « formatée » dès 1945, la commémoration vue d’en haut a pour but d’asseoir la mémoire historique officielle de la nation. 1954 doit être de nouveau l’occasion d’affirmer la permanence de la valeur militaire française, qu’elle soit engagée à Verdun, Bir-Hakeim et dans le Vercors, ou en Indochine.

Ensuite, l’État encore une fois, après avoir consenti l’année précédente à la reconnaissance pleine et entière du 8 mai, continue sur sa lancée en 1954. Il montre qu’il est apte à intégrer officiellement la mémoire de la Déportation. Pour ce faire, le poids que confère la loi est de loin le plus important. Même si en cette année décidément spéciale, les circonstances font que la « journée de la Déportation » ne peut ni gagner son autonomie commémorative ni assurer une quelconque originalité dans son rituel ‘ (« le dimanche 25 avril prochain sera donc la première des journées nationales de la Déportation. Monsieur le Ministre des Anciens Combattants et Victimes de la Guerre ira, ce jour-là, à dix-huit heures trente, s’incliner sur la tombe du Soldat Inconnu. Vous aurez à cœur de rendre aux martyrs de la Déportation, au cours d’une manifestation organisée en liaison avec les associations intéressées, l’hommage solennel qui leur est dû. Il serait souhaitable notamment qu’une cérémonie ait lieu au monument aux morts, autant que possible à l’heure où Monsieur le Ministre des Anciens Combattants et Victimes de la guerre se rendra lui-même à l’Arc de Triomphe ’ ‘ 890 ’ ‘  » ’), reste qu’à présent, la Déportation a sa date, une fois pour toutes.

Enfin, 1954 est une année du passage. Celui d’un long après-guerre, étiré sur près de dix ans, où l’actualité semblait devoir toujours se décrypter à la lumière des événements de 1939-1945, lourds, si lourds de conséquences, à un autre temps, où d’autres enjeux (la décolonisation par exemple), indépendants ou presque de ceux de la Deuxième Guerre mondiale, manifestent leur nouvelle importance. Car le procédé commémoratif est faillible ; l’illusion qu’il crée a ses limites. L’actualité militaire de 1954 le prouve : on ne peut pas éternellement considérer son destin à travers le très commode et unique prisme de la « Guerre de Trente ans ». Surtout, Diên Biên Phu rappelle que la vertu englobante de cette dernière n’est chronologiquement pas extensible à volonté. La principale qualité de la « Guerre de Trente ans » n’est pas l’élasticité et la « Guerre de Quarante ans » n’aura pas lieu… Les temps changent. Les enjeux politiques contemporains cesseront bientôt d’être analysés à travers la seule séquence matrice de 1939-1945 : ils « s’autonomisent » en quelque sorte. En ce sens, 1954 marque d’une certaine manière la défaite de la mémoire mythique de la France et le retour fracassant du présent.

Notes
883.

Voir en annexe n° XI un original de la plaquette de présentation (don de M. Gustave Estadès).

884.

Circulaire du 3 mai 1954 ; ADI, 105 M 17, « Police administrative. Fêtes locales (circulaires). Érection de monuments (centenaire de Champollion). 1925-6-7. 1952-57 ».

885.

ADI, ibidem.

886.

ADI, ibid.

887.

ADI, ibid.

888.

Ibid.

889.

Voir en annexe n° XII le calendrier des commémorations.

890.

ADI 105 M 17, circulaire du Préfet Roger Ricard aux maires du département, 22 avril 1954.