C – 1955–1957 : le temps de l’apaisement inquiet.

Stimulée pendant dix ans par un contexte politique extraordinairement effervescent, la commémoration de la Seconde Guerre mondiale, à Grenoble, semble ensuite sombrer dans un doux engourdissement. De nouveau, la politique en semble évacuée. Ce n’est cependant plus pour les mêmes raisons, par choix de taire les oppositions, comme en 1945-1947. Le combat politique existe toujours. Il est même virulent, mais il abandonne l’arène de la commémoration pour se concentrer ailleurs, dans des lieux d’expression qui lui sont plus naturels (assemblées, élections, partis, etc.).

Cela ne désagrège cependant pas la commémoration, qui continue d’offrir un superbe espace didactique à l’expression de la mémoire. Tout au contraire, en s’émancipant du « parasitage » politique, elle semble a priori renouer avec une sérénité qui sied peut-être mieux à la délivrance de son message. Sa facture est toujours d’une perfection classique et ne se délite pas. A envisager le déroulement des « grandes » cérémonies commémoratives locales et nationales (journée de la Déportation fin avril, 8 mai, 18 juin, 14 juillet, anniversaire des combats du Vercors en juillet, fêtes de la Libération et 11 novembre), on doit avouer qu’on ne rencontre ni incident politique notable, ni modification significative du rituel. A peine peut-on signaler, mais comme d’habitude pourrait-on dire, que le Parti communiste grenoblois entend marquer sa différence, continuant son entreprise de captation du capital mémoriel de la Résistance. Le rapport n° 3612 des Renseignements Généraux, daté du 19 août 1957 891 s’inquiète ainsi de son habileté à noyauter Résistance Unie.

‘« Le treizième anniversaire de la Libération a été l’occasion pour le PC et ses satellites d’organiser des cérémonies commémoratives devant les monuments aux morts. Compte tenue de la propagande de presse, la participation a été assez faible. Seule la cérémonie du 17 août à Grenoble à laquelle assistaient les petits enfants allemands qui séjournent dans le Rhône, a groupé cent cinquante personnes environ, Résistance Unie ayant donné son accord pour y participer, accord d’ailleurs largement exploité par le PC 892 . » ’

En face, c’est d’ailleurs exactement la même chose. En effet, le 19 juin 1957 déjà, le rapport n° 2665 des RG 893 précisait qu’‘ « une cérémonie se déroulait à dix-huit heures quarante-cinq le 18 au monument aux morts de Grenoble en présence d’une vingtaine de personnes. Une gerbe a été déposée ’ ‘ 894 ’ ‘ , et une minute de silence observée […]. Il a lancé une invitation à plusieurs organisations d’anciens combattants et notamment aux anciens de la Première DFL, de la neuvième DIC, à Rhin ’ ‘ et Danube ’ ‘ , au FAFL, aux anciens déportés, au Comité d’entente des anciens combattants, ainsi qu’aux membres du Centre des Républicains Sociaux » ’. C’est dire si cette manifestation ne concerne que les gaullistes convaincus !

Mais c’est là quantité négligeable, escarmouche comparée aux années de feu que l’on vient de vivre. Le politique ayant déserté la commémoration, celle-ci redevient le temps privilégié de l’apaisement ; mais de l’apaisement dans un climat général qui reste à l’affrontement, nuance de taille. On pourrait même parler de consensus 895 dans l’affrontement, gaullistes et communistes grenoblois tombant d’accord pour se partager et se réserver l’espace commémoratif, avec cet handicap corollaire cependant, comme le rappellent les deux rapports des RG, d’entraîner une franche baisse de l’assistance populaire. Car si les cérémonies ne mobilisent même plus la population et se restreignent au seul noyau dur des plus partisans, dans le même temps, elles se « spécialisent », risquant de perdre de leur force initiale. Le paradoxe est donc bien celui-ci d’une commémoration d’où sont à présent expulsés les enjeux politiques trop visibles et qui, continuant d’afficher sa vertu unanimiste lors de quelques grandes dates choisies (surtout le 8 mai, pour lequel on a tant lutté), se fractionne en fait de plus en plus en plusieurs cérémonies à vocation partisane, fête de la Libération communiste contre le 18 juin gaulliste. A Grenoble, c’est ainsi curieusement la déperdition du politique à grande échelle qui aboutit au cloisonnement partisan et à la baisse de l’intensité de l’activité commémorante durant ces trois ans.

Évidemment, cette période atypique du consensus commémoratif tacite sera de courte durée : 1958, avec le retour en force des passions politiques, va aussi marquer le regain de la commémoration.

Notes
891.

ADI 2696 W 62, « Commémorations de fêtes nationales et anniversaires », Pochette 4, « Anniversaires de la Libération de Grenoble ».

892.

La cérémonie du 7 août à laquelle fait allusion le rapport eut lieu devant le monument des fusillés, Cours Berriat. Le 19 août, à l’initiative de l’ANACR et de la FNDIRP, il y eut deux autres cérémonies, l’une pour l’inauguration de la plaque de la cité Jean Macé et l’autre au monument du polygone.

893.

2696 W 62, pochette 3, « Commémoration de l’appel du 18 juin 1940 ».

894.

Par Jean Vanier, Président pour l’Isère de la Fédération Départementale des Républicains Sociaux.

895.

Même si une certaine droite très marginale – et donc que peu révélatrice – instrumentalise dès 1956 la mémoire de la Deuxième Guerre mondiale à propos de la guerre d’Algérie (cf. infra, « Les Malmémoires »).