D – 1958 : politique et commémoration.

On pourrait presque dire que les enjeux de l’année 1958 se concentrent tout entier autour de la cérémonie commémorative du 18 juin. Que de Gaulle à en faire un succès, et il est l’homme du 13 mai qui aura su capitaliser l’essentiel de l’aura de l’homme du 18 juin pour assurer son nouveau pouvoir. Que ses opposants en fassent une journée de protestation nationale, au nom justement de la défense de cet héritage dont se réclame de Gaulle (la Résistance), et la Vème République sera hypothéquée. C’est là le premier enseignement de cette année telle qu’elle se déroule à Grenoble : les circonstances redeviennent subitement exceptionnelles et de nouveau on évoque pour en saisir tous les enjeux la séquence matrice de 1939-1945, les deux principaux acteurs du jeu politique étant inextricablement liés à cette période.

Peut-être même qu’en province on réactive plus vite qu’à Paris la fonction strictement politique de la commémoration. En tous cas, le cas grenoblois contredit l’analyse de Gérard Namer qui pense que ‘ « l’année 1958 à partir du 13 mai jusqu’en décembre est consacrée à la légitimation de la Ve République, à l’élection de sa Constitution sur l’Assemblée, et il faut donc attendre 1959 pour avoir une première idée de la commémoration depuis le retour aux affaires du Général de Gaulle ’ ‘ 896 ’ ‘  » ’. En effet, le 13 juin, le préfet Francis Raoul a reçu comme tous ses collègues un télégramme du ministère de l’Intérieur ainsi libellé : ‘ « Commémoration, appel du 18 juin 1940. Stop. Vous rappelle que l’organisation cérémonie commémorative du 18.6.40 est laissée cette année comme les précédentes à l’initiative association Anciens Combattants et Résistants. Stop. Vous apporterez cependant tout votre concours s’il vous est demandé par organisateurs. Stop. Si ces derniers vous adressent invitation aux différentes manifestations, vous recommande y participer personnellement. Stop. Semblable attitude devra être adoptée par sous-préfets. Stop. Vous précise que journée du 18 juin n’est ni jour férié ni jour de fête nationale, en conséquence, aucune instruction spéciale n’est à prévoir pour pavoisement édifice public ’ ‘ 897 ’ ‘ . » ’ L’invitation faite aux préfets de participer activement aux cérémonies est nette. Or, les années précédentes, cette participation était laissée à leur seule appréciation. Le 17 juin 1948, Jules Moch, alors ministre de l’Intérieur, avait ainsi expliqué, dans sa circulaire télégraphique n° 770 : ‘ « J’ai l’honneur de vous faire connaître que je ne vois aucune objection de principe à votre participation aux cérémonies anniversaires du 18 juin. Il est bien entendu qu’il conviendra de vous abstenir de participer à ces manifestations si celles-ci doivent revêtir un caractère politique ou si des incidents sont à craindre ’ ‘ 898 ’ ‘ . » ’ Depuis cette époque, le préfet de l’Isère avait confié au président de « l’Association des Français Libres. Section de l’Isère » le soin d’organiser cette commémoration 899 . En 1958, l’invitation se fait incitation. En 1959, elle se fera pratiquement injonction 900 .

Reste que le 17 juin, les RG grenoblois adressent en deux fois une mise en garde à Francis Raoul. A seize heures, après avoir été visé par le préfet, le message suivant est adressé à Paris : ‘ « A propos de la commémoration du 18 juin 1940, la campagne cégéto-communiste qui en dénonce le caractère d’un plébiscite en faveur du Général de Gaulle ’ ‘ appelle les travailleurs républicains à des réunions publiques destinées à en faire une journée de défense de la République contre le fascisme : ainsi, la CGT organise un rassemblement à dix-huit heures trente à la Bourse du Travail à Brignoud ’ ‘ et Domène ’ ‘ . Les comités locaux de vigilance en font autant respectivement à dix-huit heures trente et vingt heures trente à Grenoble ’ ‘ 901 ’ ‘ . » ’ Le rapport n° 687.EG précise ensuite que ‘ « la CGT demande aux ouvriers de manifester dans chaque usine, par tous les moyens, débrayages compris, et de fleurir les monuments ou plaques commémoratives les plus voisines ’ ‘ 902 ’ ‘  » ’. Le face à face politique s’arc-boute sur des positions de mémoire concurrentes et se donne libre cours le 18 juin, pour ce qui est peut-être la dernière bataille de mémoire (ou plutôt de commémoration), de notre période. A ce titre d’ailleurs, trois points méritent d’être signalés. Car de bataille, il n’y en eut pas vraiment...

Tout d’abord, c’est la promptitude avec laquelle les plus farouches opposants à de Gaulle réagissent qui est remarquable. Immédiatement, presque mécaniquement, ils renouent avec le vocabulaire qu’ils employaient dix ans plus tôt pour stigmatiser le « factieux » (cf. en annexe n° XIII les tracts de l’union CGT). Tout aussi rapidement, ils réaffirment leur vision de la période dans ce qu’elle a de plus spécifique (les appels pionniers du Parti communiste en 1940, etc. ; cf. en annexe n° XIV l’article du 18 juin 1958 paru dans L’Humanité , qui cite Grenoble comme l’un des pôles de la contestation anti-gaulliste). Enfin, ils tissent des filiations entre les deux époques (guerre de 39-45 et événements d’Algérie ), qui leur permettent de se présenter comme les seuls garants de la démocratie et de la République. Le schéma est là connu de cette contre-mémoire communiste, toute prête à se mobiliser et à resurgir dès que la concurrence gaulliste se manifeste.

Le deuxième aspect important réside dans le relatif échec des contre commémorations. Le rapport n° 698 des RG, daté du 19 juin 1958, donne le chiffre des participants aux rassemblements de dix-huit heures trente à la Bourse du Travail : ‘ « La présence de six cents personnes seulement à une manifestation, dans une ville qui compte près de deux cents mille habitants avec son agglomération, est un échec pour les organisateurs ’ ‘ 903 ’ ‘ . » ’ Pas de défilé. Pas de tentative d’inscrire dans le cadre urbain une quelconque volonté de contre manifestation, mais plutôt une contre commémoration à usage interne. Est-ce là un aveu d’impuissance, la prise de conscience que de toute manière, de Gaulle est au pouvoir et qu’on ne peut que « gesticuler » ? Certes, comme le rappelle le même rapport des Renseignements Généraux, la ‘ « résolution suivante, lue par le Président Monsieur Vallade ’ ‘ 904 ’ ‘ , a été adoptée à l’unanimité :

‘« A l’appel de l’union locale des syndicats CGT, les travailleurs de Grenoble se sont réunis le 18 juin à la Bourse du Travail.
A cette occasion, ils tiennent à affirmer une fois de plus leur attachement aux institutions républicaines, garantissant les libertés syndicales et démocratiques. Ils dénoncent la scandaleuse utilisation que les factieux, avec l’appui de De Gaulle, entendent faire de la Résistance pour tenter de camoufler leur véritable intention de conduire le pays dans la voie de la dictature et du fascisme.
Cette falsification de l’histoire, comme le fait de voir les anciens vichystes et autres collaborateurs dans de telles manifestations, représente une insulte aux morts glorieux de la lutte patriotique, qui ont fait le sacrifice suprême pour que vive la République. Ils appellent tous les travailleurs à s’unir toujours plus étroitement dans les comités de défense républicaine et de possibles combats au côté de tous les républicains pour que le référendum-plébiscite organisé par de Gaulle comme deuxième étape dans la voie de la fascisation soit un retentissant succès de la République, de la Démocratie et des Libertés. »’

Mais n’assiste-t-on pas là à un repli sur le discours, à défaut de pouvoir véritablement concurrencer de Gaulle dans le champ de l’action pure ? Les mots ne sont-ils pas d’autant plus virulents et les superlatifs nombreux qu’on sait que la bataille de mémoire, une fois de Gaulle revenu au pouvoir, est définitivement perdue ? N’est-on pas plutôt en présence d’une posture d’opposition mémorielle somme toute classique et pratiquement convenue plus que d’une véritable tentative de lutter, dans l’espoir de l’emporter, contre de Gaulle ?

Enfin, il faut signaler la modestie de la cérémonie commémorative grenobloise du 18 juin 1958. Comme si les gaullistes grenoblois n’avaient pas pensé nécessaire de pousser leur avantage en déployant un luxe de moyens. Comme s’ils n’avaient pas voulu – osons le mot – en « rajouter » dans le triomphalisme, craignant peut-être d’être taxés de provocateurs. Le préfet, pourtant poussé à le faire, n’assiste même pas à la cérémonie. Même Les Allobroges le reconnaît, en creux, quand il vilipende le ton militariste de la cérémonie et la présence de personnalités peu recommandables.

‘« Organisée par quelques groupements et l’Armée, une courte cérémonie s’est déroulée à dix neuf heures au monument aux morts. Elle n’a rassemblé que peu de monde et a été très brève.
Dans les personnalités beaucoup de képis. Le Préfet était représenté par Monsieur Abel, parmi quelques adjoints, nous avons remarqué Monsieur Chapelu qui, adjoint au Maire sous l’Occupation serra la main à Pétain lors de sa visite à Grenoble.
Dans les personnalités, des visages que l’on ne voit guère habituellement dans les manifestations républicaines, comme celles du 14 juillet, et qui ne sont pas montrées à leur avantage dans la période qui suivit l’appel du 18 juin 1940 jusqu’à la Libération 905 . »’

Le 18 juin 1958 fonctionne donc à l’économie et le retour d’une certaine virulence dans le discours ne semble être qu’un prurit passager. C’est exactement ce même schéma qui vaut, par exemple le 8 mai ou le 22 août 1958. A cette date encore, le rapport n° 849 établi le 23 août par les Renseignements Généraux de Grenoble souligne en effet qu’

‘« à l’appel du comité de vigilance et d’action de la Résistance, une manifestationdestinée à commémorer la Libération de Grenoble (22 août 1944) s’est déroulée devant le monument érigé à la mémoire du Docteur Valois, ancien chef départemental du Mouvement Uni de la Résistance, assassiné par les Allemands.
Le comité de vigilance et d’action de la Résistance composé du bureau départemental des Anciens Combattants de la Résistance, ANACR, de l’UL des syndicats CGT, de l’UFF, de la Section du PC de Grenoble, du PSG ainsi que de la FNDIRP avait fait une importante campagne de presse, pour appeler la population à participer à la manifestation pour la commémoration de la Libération de Grenoble.
Malgré les efforts de propagande, deux cents personnes seulement se sont trouvées réunies à dix-huit heures quarante-cinq […]. Monsieur Perinetti Raymond, ex-colonel Borin, commandant le premier régiment du Rhône, conseiller municipal de Grenoble PCF […] a, en quelques phrases, rappelé qu’il y avait quatorze ans, Grenoble, avait été libéré du joug allemand, par le sacrifice de plusieurs centaines de ses enfants. Il a demandé à ses enfants de ne pas l’oublier et de faire en sorte que leur sacrifice ne soit pas vain, au moment même où les institutions républicaines pour lesquelles ils se sont battus sont menacées 906 . »’

Si 1958 est bien une année charnière, c’est qu’elle marque l’ouverture d’une période où la commémoration sera tout entière dédiée à de Gaulle. Mais le plus intéressant n’est-il pas qu’elle confirme d’une certaine façon la tendance entrevue pour la période 1955-1957(entre 1958 et 1955/56/57, du point de vue de la commémoration, il n’y aurait donc pas de différence de nature, mais juste de degré) ? Les communistes et les gaullistes se sont bien répartis l’espace commémoratif. Symétriques, leurs mémoires ne peuvent fonctionner l’une sans l’autre. Et même si 1958 confirme la victoire politique définitive de De Gaulle, on est frappé par l’espèce de complémentarité qui unit ces deux mémoires, qui se contemplent au miroir l’une de l’autre, d’accord en fait sur l’essentiel : la Seconde Guerre mondiale, c’est leur domaine réservé.

Notes
896.

Gérard Namer, La commémoration en France..., op. cit., chapitre 11, « La commémoration gaulliste en 1959 », p. 177.

897.

ADI, 2696 W 62.

898.

ADI, ibidem.

899.

En 1948, il s’agit de Georges Halbronn. ADI, ibid. Reynier se rend à la cérémonie prévue le dimanche 20 juin de cette année.

900.

Cf. infra.

901.

ADI, ibid.

902.

Ibid.

903.

ADI, 2696 W 62.

904.

Qui présidait le meeting, membre du comité fédéral du PCF et ex-secrétaire de l’union locale CGT.

905.

Les Allobroges, numéro du 19 juin 1958, 1ère et 2ème p.

906.

ADI 2696 W 62.