Chapitre II
Toponymie urbaine et géographie mémorielle : le panthéon municipal grenoblois.

300 ou 3000, je ne sais plus… 949

Mariana Sauber, en 1993, a choisi un titre pertinent et poétique pour les belles pages qu’elle consacre aux « plaques commémoratives dans les rues de Paris 950  ». Ces plaques, elle les qualifie de « Traces fragiles », car alors que leur apposition fut le plus souvent spontanée, elles sont de nos jours susceptibles de subir les outrages du temps qui passe et oublie et multiplie les « chantiers de démolition 951  ».

On pourrait a priori penser que ces autres plaques auxquelles notre œil est habitué, comme accoutumé – au point parfois d’être myope et de les exclure de notre espace mental –, et qui, petits rectangles d’émail ou de fer bleu, s’accrochent aux murs de nos cités, en surplombent les rues, sont eux plus solides. En effet, elles forment à la fois un ensemble mémoriel plus consensuel (les plaques des noms de rues, même si elles ont connotées, comme on va le voir, appartiennent à l’ensemble de la communauté) et plus officiel (c’est en effet le Conseil municipal qui, seul, délibère en la matière, au-dessus de toute pression associative ou partisane ; et c’est le préfet, donc l’État, qui en dernier ressort entérine ou non la proposition). Elles forment une archive lapidaire publique de la ville, lisible par tous, en même temps qu’elles sont d’essentiels points de repère pratiques qui permettent d’orienter son chemin au jour le jour. Le tout à hauteur d’homme en quelque sorte et dénué de l’impérieuse charge historique et affective qui pèse parfois lourdement sur les plaques et monuments commémoratifs, comme humanisé par l’usage quotidien qu’en font les citadins.

Cependant, leur multiplicité et leur évidence ne doivent pas nous empêcher d’envisager ces banals signes du souvenir sous l’angle du considérable impact mémoriel qu’ils possèdent. Ainsi, un dénommé Morand intitulait son opuscule, paru en librairie en 1906, De l’instruction des masses par les choses les plus utiles : les plaques de rue, ce qui indique bien l’importance que la Troisième République surtout, accordait à cette pratique de codification de la reconnaissance publique 952 . La gestion de la dénomination des voies publiques constitue en effet une pratique sociale du souvenir qui possède un triple avantage pour l’historien 953 qui s’attache à traquer les « traces » de mémoire.

Tout d’abord, grâce aux noms qui figurent sur les plaques de rues, il est relativement aisé de mesurer quelles sont ‘ « les manifestations de la mémoire collective d’une communauté ’ ‘ 954 ’ ‘  » ’, c’est-à-dire de saisir comment se donne à voir publiquement, s’affiche officiellement, cautionné par l’aval du Conseil municipal, la mémoire d’une population donnée, autrement par exemple que par la tenue de cérémonies commémoratives.

On peut ensuite considérer ces mêmes plaques comme des ‘ « signes extérieurs de notoriété ’ ‘ 955 ’ ‘  » ’ qui viennent – ou qui ne viennent pas, ce qui est d’ailleurs, en creux, tout aussi révélateur – sanctionner d’un hommage public tel événement, date, figure locale ou personnalité d’envergure nationale, voire mondiale.

Enfin, le troisième intérêt d’une telle étude consiste à identifier le plus clairement possible ce qui est à l’œuvre ici, à savoir une volonté politique, plus ou moins claire et consciente d’elle-même certes, et évolutive dans le temps, mais qui impose cependant à la communauté municipale, par l’intermédiaire du tri historique drastique et de la sélection politique draconienne qu’elle pratique, une mémoire très particulière parce que justement très organisée.

Pour la période qui nous intéresse, étudier la toponymie urbaine grenobloise consacrée à la guerre en son ampleur tient avant tout à l’importance de l’événement que l’on vient de vivre, seulement comparable sur le double-plan de l’importance historique et de l’investissement affectif, à cette première matrice de notre histoire nationale que fut la Révolution de 1789. En 1944 également, on inaugure une nouvelle ère, on passe d’un monde à l’autre. Comme ce fut le cas après la Révolution, on retrouve en effet le climat de renouveau, de changement radical, de « libération », qui appelle non pas la simple adjonction d’une nouvelle strate de noms à la longue mémoire municipale, pauvre ajout réservé aux événements du quotidien historique, mais bien la mise en place d’une nouvelle mémoire, en rupture en quelque sorte. Il importe en 1944 de sortir de la simple compilation mémorielle pour marquer l’importance de la période que l’on vient de traverser.

L’autre originalité de l’année 1944 tient au fait que, plus que de baptêmes, c’est de « debaptêmes » 956 qu’il s’agit. Soucieuse d’effacer les noms-symboles du régime de Vichy, la municipalité va se lancer rapidement dans une nécessaire action de biffage et va octroyer de nouveaux noms aux rues grenobloises à partir de décembre 1944 avec comme premier soin de rétablir l’équilibre brisé quatre ans plus tôt par les serviteurs de la Révolution nationale, qui entendaient eux gommer les traces et les signes trop visibles de l’attachement des Grenoblois à la « Gueuse » pour les remplacer par ceux du nouveau système honorifique qu’ils entendaient promouvoir.

Cette mémoire-là, celle dont sont porteuses les plaques de rues, se constitue donc en double réaction, ce qui la rend d’autant plus complexe à saisir mais confirme d’emblée que, si la Mémoire succède évidemment à l’Action, elle peut aussi remonter à sa source jusqu’à en devenir parfois un des principes moteurs. Ainsi, pendant la guerre, on fait bien une autre guerre, celle des symboles, des références culturelles et idéologiques, celle des images et des représentations, déjà, donc, dès avant la fin de l’Action, celle de la Mémoire. Car c’est Vichy, le premier, qui « ripoline » le palimpseste, efface pour réinscrire, substitue en espérant éradiquer au plus profond, réécrit la mémoire lapidaire des Français.

Notes
949.

Cette interrogation angoissée sur le nombre de morts que valurent les ravages de la Deuxième Guerre mondiale à Boulogne-sur-Mer taraude les personnages principaux, dans le film d’Alain Resnais, Muriel ou le temps d’un retour (1963), quand le cinéaste montre en un plan saccadé toutes les plaques de rue évoquant cette période…

950.

Mariana Sauber, « Traces fragiles. Les plaques commémoratives dans les rues de Paris », in Annales ESC, « Présence du passé, lenteur de l’histoire. Vichy, l’Occupation et les Juifs », n°3, mai-juin 1993, Paris, Armand Colin, 1993, p. 715-727. L’auteur, née à Paris pendant l’Occupation et agrégée de Lettres modernes, envisage dans leur globalité les « 658 plaques commémoratives liés aux événements de la dernière guerre (Résistance, répression, rafles et déportations de Juifs, combats pour la Libération de Paris »).

951.

La logique immobilière est en effet implacable pour la mémoire toponymique urbaine.

952.

Les récentes polémiques sur les entreprises d’éradication mémorielle menées par la municipalité Front National de Vitrolles – les rues baptisées des noms des leaders mondiaux de la défense des droits de l’homme renommées dans une optique « félibrige » – prouvent que cette thématique possède encore en France une dangereuse actualité. Lire à ce sujet et pour une information de grande qualité sur l’ensemble de cette question la très riche introduction que donne Olivier Ihl (p. 9-16) à l’ouvrage publié à Grenoble par la Ligue des Droits de l’homme, Flânerie dans le Grenoble républicain, Grenoble, PUG, 208 p. Voir également les pages qu’André Kaspi, s’inspirant d’un mémoire de maîtrise dirigé par Antoine Prost (Pierre-François Raimond, La mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans l’ancien département de la Seine à travers le nom des rues, 1993, Paris I), consacre au phénomène ; in La Libération de la France : juin 1944-janvier 1946, Paris, Perrin, André Kaspi (dir.), 1995 ; chapitre 16 « La mémoire des Libérations », p. 499 notamment.

953.

Daniel Milo a donné la contribution la plus convaincante méthodologiquement sur ces aspects, « le nom des rues », in Les lieux de mémoire, La Nation, vol. 3, Paris, NRF/Gallimard, collection « Bibliothèque illustrée des histoires », p. 283-315. Il borne cependant son étude à la Troisième République et n’évoque qu’assez indirectement l’enjeu purement politique, pour se consacrer plutôt aux questions purement mémorielles.

954.

Daniel Milo, in op. cit., p. 285.

955.

Ibidem, p. 285.

956.

Daniel Milo parle quant à lui de « débaptisation » ; in op. cit., p. 297.