I – Les rues de Grenoble pendant la guerre.

L’analyse des changements intervenus pendant la guerre dans la dénomination des voies grenobloises nous conduit tout d’abord à constater que les deux réunions du Conseil municipal au cours desquelles ils se décident, se tiennent le 20 décembre 1940 et le 5 mars 1941, bien avant que la région et la ville ne soient occupées. Rien d’imposé non plus par la préfecture, dans les décisions prises par la municipalité Cocat qui agit donc de son propre chef et avec une entière latitude. La deuxième remarque est à propos du nombre de voies concernées, qui s’établit à quarante, inégalement réparti dans le temps : dix pour la fin de l’année 1940, trente pour le printemps 1941. Le total, pour une ville de la taille du Grenoble d’avant-guerre 957 , équivaut à un chiffre relativement important. Il convient également de remarquer que sur ces quarante rues, à peu près un quart des nouveaux noms sont de véritables changements, au sens de substitution. Les autres décisions ne sont pas des actes de débaptême mais bien de baptême, et les noms qu’on leur attribue sont les premiers puisqu’ils viennent identifier des artères nouvellement créées ou bien restées jusqu’à présent vierges de toute dénomination. De même, il faut s’arrêter un court instant sur l’importance disons physique, matérielle, des voies impliquées : au total une avenue, cinq boulevards, vingt-neuf rues, quatre places, et un quai sont concernés. Aucun chemin ou passage. C’est souvent le double critère du nombre plus ou moins élevé de mètres carrés d’asphalte ainsi que de la localisation d’une voie (centre ou périphérie) qui motive le choix d’un nom.

La répartition sociologique de ces changements et/ou créations est on ne peut plus logique et fonctionne sur un rythme quaternaire. Très nettement en effet, quatre groupes sociaux se dégagent de ce contingent. Vient d’abord, quelques mois après l’Armistice, le groupe (cinq en décembre 1940 et de nouveau quatre en 1941) des militaires, qui se sont tous illustrés au cours de la Grande Guerre, menée jusqu’à la victoire finale contre l’envahisseur actuel 958 . A inclure dans cette rubrique –sûrement malgré lui ! –, le très républicain Clemenceau, au titre justement de son action pendant la Première Guerre mondiale 959 . C’est là la fierté nationale qui préside à l’attribution de tels noms aux artères grenobloises, autant qu’une volonté didactique d’affirmer la valeur militaire française, très temporairement bafouée. Ensuite, passant du système honorifique national (essentiellement illustré par Pétain) au système honorifique local, on tient à honorer ‘ « les noms de deux enfants de Grenoble morts pour la France ». On attache en effet, de façon d’ailleurs logique, beaucoup d’importance à affirmer la spécificité locale en matière d’héroïsme. Enfin, parmi ses militaires héros de la Grande Guerre, la majorité, comme le ‘ « lieutenant-colonel Dumont ’ ‘ , tué dans la défense de Grenoble » ’, c’est-à-dire en 1940, sont aussi des héros de la campagne de France, au cours de laquelle ils ont trouvé la mort, ce qui « double » leur droit d’être officiellement honorés. Ainsi, on peut penser que, sous couvert de réserver une place de choix à des militaires de la guerre de 14-18, le Conseil municipal joue subtilement sur ce double héroïsme. On constate d’ailleurs que le regroupement thématique de ces voies contribue à constituer de véritables « quartiers mémoriels ». Dans un souci évident de spécialisation urbanistique, mais aussi de cohérence et d’harmonie, on inscrit au cœur de la ville des secteurs corporatistes dont celui des militaires, pour être le mieux structuré, fournit le meilleur exemple, parce que ses noms se répartissent très logiquement, en rayonnant autour du boulevard Pétain 960 .

Le deuxième groupe est celui des hautes figures nationales. Il est composé de ces destins qui ont marqué l’histoire de France et que Vichy apprécie au point d’en détourner la charge symbolique pour les ériger en emblèmes idéologiques partisans (on pense évidemment là en premier lieu à l’Avenue Jeanne d’Arc, avant 1941 dénommée rue de l’Industrie 961 …).

Troisième catégorie, surtout honorée en 1941, celle des personnalités du « Domaine des Sciences et des Lettres », qui compte, sans surprise quand on connaît les préférences culturelles de Vichy, les noms de Jules Lemaître, Francis Jammes, Paul Bourget, Charles Péguy et Maurice Barrès.

Enfin, il convient de distinguer une dernière rubrique, celle de la tradition très locale, micro-locale pourrait-on dire, qui, orientée à la fois vers l’histoire et le patrimoine folklorique, paye son tribut à l’archaïque « troubadourisme » vichyste 962 . Car comme le précise Marius Rey, rapporteur de la Commission de l’Instruction Publique et des Beaux Arts, le 5 mars 1941 :

‘« Nous avons aussi le devoir, dans la dénomination des voies de Grenoble, de faire une large part à tout ce qui peut faire revivre et perpétuer dans nos mémoires l’histoire de notre ville et de notre province, et nous entendons par là non seulement les noms de personnages dauphinois de naissance ou d’adoption, qui, à des titres divers et dans tous les domaines, ont par des mérites vrais, illustré leur petite patrie, mais aussi certaines appellations locales qui sont dignes d’être tirées de l’oubli et en tous cas consolidées, car elles nous apportent, comme un écho cher à nos cœurs, le parfum savoureux et la résonance familière de vieux mots nés de notre terroir, évocateurs du Grenoble d’autrefois 963 . »’

Les murs de Grenoble doivent également clairement afficher les renversements d’alliance intervenus avec la signature de l’Armistice et l’entrée officielle dans la voie de la Collaboration avec l’Allemagne. L’ennemi est officiellement redevenu l’Anglais, il s’agit alors de réactiver la vieille défiance, de substituer dans l’hérédité haineuse l’Anglais à l’Allemand. Ne nous y trompons pas : c’est l’anglophobie qui motive cette remarque du rapporteur à la Commission à l’Instruction Publique et des Beaux Arts : ‘ « Il convient aujourd’hui plus que jamais d’affirmer cette chaîne d’héroïsme, qui, remontant à travers les siècles jusqu’aux origines de notre patrie, souligne à nos yeux et à nos cœurs les traits immortels de notre France : c’est pourquoi, nous avons voulu que les noms les plus purs de l’héroïsme français aux lointaines époques de notre histoire, ceux de Jeanne d’Arc, de Duguesclin, de Jean Bart ’ ‘ aient place dans notre cité ’ ‘ 964 ’ ‘ . »

Mais la décision qui paraît la plus importante, c’est aussi la plus urgente à prendre, celle qui s’impose d’évidence dès décembre 1940 pour le rapporteur de la Commission : l’attribution du nom de Pétain à une grande artère grenobloise. Voici comment il justifie cette décision.

‘« Votre Commission a tout d’abord estimé être l’interprète des sentiments de l’Assemblée municipale, comme de ceux de notre cité, en donnant le nom de Maréchal Pétain à un grand boulevard de Grenoble. Dans les heures douloureuses que traverse la France, dans l’épreuve sans précédent qui accable et étreint les cœurs, nos voulons apporter l’hommage de notre respect, de notre confiance, de notre gratitude au valeureux soldat qui, auréolé de la gloire de Verdun, n’a pas hésité, dans notre actuelle défaite, à répondre à l’appel de la Patrie blessée. Calme et résolu comme aux jours des grandes victoires, il est là dans les jours de deuil et de détresse au chevet de celle que nous voulons sauver ; il est là prêt au sacrifice et sa voix, si mâle et si paternelle à la fois, s’élève pour apporter à nos âmes anxieuses la noble et grande leçon du devoir [...]. Que le nom de Pétain inscrit sur les murs de notre ville porte témoignage de notre invincible foi dans le destin de la France. Nous avons voulu que ce nom fût associé à ceux de Joffre et de Foch déjà donnés à deux grands boulevards, et c’est pourquoi notre choix s’est porté sur la portion du boulevard Gambetta comprise entre le cours Berriat et la place Gustave Rivet [...] 965 . »’

Même s’il faut faire la part de l’emphase et des relents un brin « sulpiciens » de ces propos, il n’y a là aucun lapsus, mais bien une vraie volonté de changement : Pétain à la place de Gambetta, un point c’est tout 966 .

Ainsi, pendant quatre ans, les murs des rues de Grenoble ont-ils servi de porte-drapeaux à la mémoire longue du Vichysme, permettant de rendre quotidiennement visible sa conception de l’histoire, largement réactionnaire parce que clairement antirépublicaine 967 . C’est contre ce corpus mémoriel vichyste que va réagir la nouvelle municipalité, dans le Grenoble libéré de l’hiver 1944.

Notes
957.

Les limites communales n’ont d’ailleurs guère changé de nos jours, mais le bâti et partant le nombre de voies publiques est plus important : il s’établit actuellement à huit cent quinze. Lire Paul Dreyfus, Les rues de Grenoble, Grenoble, Glénat, 1992, p. 8.

958.

Déjà, en 1938, on avait tenu à honorer la mémoire des Grenoblois tombés entre 1914 et 1918 : « Vous avez déjà, à deux reprises, par vos délibérations des 18 novembre 1938 et 20 décembre 1940, donné le témoignage de notre gratitude envers ses fils de France, qui, aux heures du danger, ont fait à la Patrie le don total de leurs forces physiques et morales et dont l’exemple attestera les mâles et généreuses vertus de notre race » ; in Bulletin Municipal Officiel, 1941, p. 24.

959.

« Pour les héros des deux guerres, leur domaine rayonnera aux abords des grands boulevards qu’illustrent déjà les noms de Pétain , Joffre , Foch et Lyautey […], et aujourd’hui nous prolongeons ces grandes voies jusqu’à l’Isère par les noms de Clemenceau […] », in Bulletin Municipal Officiel, 1941, p. 25.

960.

Comme le rappelle en 1941 au Conseil municipal le rapporteur chargé de présenter les choix de la Commission de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts, « Ces noms [ceux des héros de la Guerre 14-18], qui demeurent dans toutes les mémoires et dans tous les cœurs français, ne seront pas dispersés au hasard de notre voirie municipale. Pour les héros des deux guerres, leur domaine rayonnera aux abords des grands boulevards ».

961.

Paul Dreyfus précise que « […] plusieurs ateliers de ganterie importants y existaient en effet au XIX ème siècle » ; in op. cit., p. 151.

962.

Voir supra, « La Deuxième Guerre mondiale entre histoire et mémoire(s) », les très fortes lignes d’Édith Thomas.

963.

Bulletin Municipal Officiel, 1941, p. 25.

964.

Ibidem.

965.

Bulletin Municipal Officiel, 1940, p. 204-205

966.

Même si ce n’est encore que sur une portion de la voie, et pas dans toute sa longueur, que s’effectue le changement. Plus tard, en 1941, on allongera le boulevard Pétain, le faisant débuter à l’intersection de l’avenue Alsace-Lorraine : le sens de cette union (Alsace-Lorraine et Pétain) est évident qui rappelle encore une fois le fondement de la légitimité historique du maréchal...

967.

Voir en annexe n° XVI les textes que lit le rapporteur devant le Conseil municipal pour justifier le choix que Grenoble fait de se dédier à la vision pétainiste de l’histoire de France.