A – Les communistes, par consensus.

Premier constat : en 1945, dans l’attribution de noms de personnes engagées dans la Résistance aux artères grenobloises, la mémoire communiste a enfin largement droit à l’expression, puisqu’elle acquiert près de la moitié des nouvelles attributions. Certes, le dosage est encore bien élaboré, qui voit une figure comme Raymond Bank par exemple, capitaine de réserve et organisateur de l’AS gaulliste, aidé de Jean Bocq (« du G.F. Combat […] principal lieutenant de Paul Vallier  »), Henri Tarze (autre adjoint de Vallier, qui est cependant présent au titre de sa participation aux combats du Vercors) et surtout Jean Bistési (« chef des Paul Vallier, Jimmy, Bob, etc. 989  ») contrebalancer savamment l’influence communiste 990 .

Néanmoins, le progrès pour la mémoire du Parti communiste est considérable depuis le 25 décembre 1944. Outre le seul domaine de la « Résistance », ceux du « syndicat » et de la « politique » sont en effet tour à tour abordés par Moulin, qui ne tarit pas d’éloges chaque fois qu’il propose le nom d’un communiste. Tout se passe comme si, ayant jeté ses assises en appelant à la rescousse des figures modérées, le panthéon urbain grenoblois ne craignait plus d’ouvrir ses portes à des personnalités certes beaucoup plus marquées politiquement, mais dont le Parti auxquels ils appartiennent ou dont ils sont sympathisants participe au gouvernement présidé par le général de Gaulle.

Groupés autour des deux figures d’envergure nationale que sont Gabriel Péri et Pierre Sémard 991 , René Thomas et Antoine Polotti illustrent alors chacun, à un niveau beaucoup plus local 992 , la vaillance des communistes grenoblois. René Thomas et Antoine Polotti représentent ainsi le lien logique que les communistes s’ingénient alors à tisser entre engagement politique et syndical au sein du Parti communiste et de la CGT, clandestinité à partir de 1939 et engagement dans la Résistance. Une continuité spéciale est ainsi affirmée. De plus, ces deux figures ayant toutes deux exercé leur activité à Grenoble, le Parti communiste grenoblois rattrape un peu de ce retard qui était le sien en matière de mémoire publique. Il accède ainsi officiellement à une mémoire visible, qui gagne en légitimité en s’affichant sur les murs de la ville. Le Travailleur Alpin, d’ailleurs, se félicite haut et fort de cette promotion : ‘ « A la gloire des Martyrs ’ ‘ de la Résistance, le Conseil municipal change le nom de certaines rues » ’, titre-t-il en milieu de deuxième page de son numéro du 27 mars (alors que Le Réveil adopte lui un ton beaucoup plus modéré), avant de publier la liste des changements et d’écrire que ‘ « avec toute la population grenobloise, nous applaudissons de tout cœur aux décisions qu’on vient de lire ».

Le tableau qui suit permet de rendre compte de certaines différences entre les distributions politiques de la séance du 5 décembre 1944 et celle du 26 mars 1945.

Ancienne dénomination. Nouvelle dénomination.
Rue Chaper
Rue Marcheval
Rue de Sassenage
Rue des Forces motrices
Rue de l’Oisans
Rue Taillefer
Rue du Monsetier-de-Clermont
Rue de Bresson
Place du Villard-de-Lans
Rue du Polygone
Rue de la Fédération
Rue de l’Elysée
Place Malakoff
Place de la Manutention
Rue Raymond-Bank
Rue Jean-Bocq (Jimmy)
Rue René-Thomas
Rue Antoine-Polotti
Rue Elie-Vernet
Rue Jean-Prévost
Rue Henri-Tarze (Bob)
Rue Marcel-Peretto
Place Paul-Huillier
Rue Pierre-Sémard
Rue Gabriel-Péri
Rue Marx-Dormoy
Place Bir-Hakeim
Place de Philippeville

Les rues dédiées aux personnalités proches du Parti sont très groupées, comme si l’on voulait compartimenter la mémoire communiste. En l’espèce, ce regroupement et cette localisation géographique particulière ne sont pas les premiers. Déjà, la place Vallier, le boulevard Jean Pain et l’avenue Jean Perrot se concentraient dans le quartier du parc Paul Mistral, rayonnant autour des principaux axes grenoblois. En 1945, on leur adjoindra d’ailleurs la rue Jean Bocq, qui se calera entre le boulevard Jean Pain et la place Paul Vallier 993 .

Mais dans le cas de la mémoire communiste, il est encore plus évident que cette concentration est le résultat d’une volonté politique. Les cinq rues qui portent le nom de militants et de dirigeants communistes ou cégétistes sont toutes situées au cœur du quartier Berriat. Cette véritable ville dans la ville, habitée presque exclusivement par des ouvriers et des employés, encore truffée d’usines en 1944-1945, qui a développé depuis un peu plus d’un siècle un mode de sociabilité spécifiquement ouvrier et dont la géographie électorale montre qu’elle vote massivement à gauche, accueille en son sein Gabriel Péri, Pierre Sémard, et leurs camarades, esquissant dans son agencement même une autre géographie, mémorielle celle-là 994 . Cette spécialisation n’est cependant pas ressentie comme une brimade ; tout au contraire, pour les communistes grenoblois, le quartier Berriat est en quelque sorte leur ‘ « mur des fédérés ’ ‘ 995 ’ ‘  ».

Notes
989.

Moulin précise : « […] Héros obscur de la Résistance, il fut assassiné à son bureau d’études le 29 novembre 1944 par des agents de la Gestapo ». C’est un cas particulier, car son nom n’est pas donné à une voie publique, mais à « l’Institut d’Électrochimie, rue François Raoult » ; ibidem, p. 6.

990.

Elie Vernet, du « Mouvement Libération », leur adjoint sa force d’équilibre ; ibid., p. 6.

991.

A ce niveau national, c’est le socialiste Marx Dormoy qui vient équilibrer les choix communistes : « […] Marx Dormoy fut élu maire de Montluçon en 1926, député de l’Allier en 1931 et nommé ministre de l’Intérieur du Front populaire en 1936. Son passage à ce ministère, où il mena contre la Cagoule une action énergique, lui valut la haine de ceux qui devaient l’abattre plus tard. Résistant dès le moment de Munich , il continua son action jusqu’en 1940 s’opposant à la capitulation et au vote des pleins pouvoirs au gouvernement de Vichy . Arrêté peu après, il fut emprisonné, puis mis en résidence surveillée à Montélimar où ses ennemis l’assassinèrent le 26 juillet 1941 dans des conditions tragiques. Nous nous proposons d’affecter son nom à la rue de l’Elysée » ; ibid., p. 7.

992.

Cf. en annexe n° XVII leur notice biographique individuelle.

993.

De même, on a vu plus haut le soin apporté par Marius Rey, en 1940 et 1941, à regrouper les rues par « thème ».

994.

Gustave Estadès, qui habitait toujours, à la fin de sa vie, au centre de ce quartier, dans la maison qui, durant toute l’Occupation, servit de cache d’armes et de lieu de refuge aux membres de Combat (1, rue Mozart) déplorait que « Bistési n’ait droit qu’à une petite rue, alors que Pain a droit à un grand boulevard »... Il s’agit du boulevard par lequel on pénètre dans Grenoble en provenance de Chambéry et qui passe devant la mairie. Entrevue du 12 avril 1991.

995.

L’expression est de M. Jarrand qui a remplacé Paul Billat (décédé le 31 avril 1995) à la tête de l’Amicale départementale de l’Isère des Anciens Résistants du Front National et des FTPF ; entrevue du 17 janvier 1997.

Cette pratique de la répartition spatiale par affinité politique est d’ailleurs prépondérante pour la fabrication de la mémoire. Certaines des petites villes qui gravitent autour de Grenoble restent encore de nos jours les refuges d’une mémoire très marquée à gauche. Gérées par des municipalités communistes, Fontaine, Echirolles et Saint-Martin-d’Hères entre autres, si elles suppriment actuellement leur place Karl Marx et leur avenue Lénine, gardent farouchement leurs rues dédiées à des résistants proches du Parti Communiste. Inauguré dès 1944-1945 – c’est plus particulièrement pour des villes comme celles-ci qu’André Le Troquer parle d’excès –, cette politique de la surenchère commémorative se double de particularités dans la conception même des plaques de rues. Là où à Grenoble ces plaques ne comportent que le nom de la personne honorée, celles des villes de l’agglomération grenobloise ajoutent la date de sa naissance et celle de sa mort, ainsi que la raison pour laquelle elle figure au panthéon municipal.