B – La guerre, plus vaste.

Dans la catégorie des « événements », on honore tout d’abord le souvenir glorieux de la bataille de Bir-Hakeim, dont le nom est attribué à la place Malakoff. On effectue ce changement avec d’autant plus d’empressement que, comme nous le disait Georges Bois-Sapin, cette bataille fait un peu figure de « Stalingrad français ».

Ensuite, on donne le nom de Philippeville à la place de la Manutention. La décision ne semble a priori pas directement liée à une volonté d’honorer la Résistance, et il faut que Moulin précise que ce faisant Grenoble ‘ « témoigne sa reconnaissance à la cité de Philippeville, qui, dans un geste généreux, a spontanément décidé de parrainer les orphelins grenoblois des victimes de la Résistance » ’, pour que l’on comprenne l’intention du Conseil municipal.

Deuxième rubrique d’importance, le Vercors, qui est toujours aussi présent. « Nous vous soumettons maintenant trois noms glorieux du Vercors […] », déclare Moulin, qui commence par Jean Prévost, dont la belle figure d’intellectuel engagé est appelé à une juste postérité 996 .

‘« Jean Prévost, dit le capitaine Goderville, combattant du Vercors, était un des esprits les plus remarquable des Lettres françaises. La presse a relaté la brillante carrière de cet écrivain de grand talent qui, entre deux combats, lisait Montaigne, discutait poésie et poursuivait ses travaux littéraires. Infatigable, il se dépensa sans compter, jusqu’à ce jour d’août 1944 où, près de Sassenage, il tomba sous les balles ennemies. Organisateur de la Résistance, intrépide combattant, il sut réunir en lui la pensée et l’action. Le capitaine Goderville est mort pour la France, mais l’œuvre de Jean Prévost vivra et restera acquis au patrimoine national. Nous entendons donner son nom à la rue Taillefer. » ’

Puis viennent Henri Tarze, déjà évoqué, et enfin son « valeureux camarade », Marcel Peretto. Moulin entend également ‘ « ajouter [le nom] de Paul Huillier ’ ‘ , entrepreneur de transports, bien connu des Grenoblois [qui] fut un des plus ardents organisateurs de la Résistance dans le Vercors ’ ‘ […] ’ ‘ 997 ’ ‘  ». ’ Dès 1945, le « lieu de mémoire » régional par excellence est donc le Vercors. Sept occurrences spécifiques alimentent en effet son contingent, d’assez loin le plus important, à peine concurrencé par le « G.F. de Vallier  », qui, de proche en proche, et de manière plus ou moins explicite, atteint pour sa part six citations.

En 1945, ce sont donc un chemin, deux bâtiments, douze rues, un square, trois places, deux avenues, un cours et un boulevard qui portent le nom de héros ou d’événements liés à la Deuxième Guerre mondiale et à la Résistance. Un triple but a ainsi été poursuivi depuis le 5 décembre 1944 jusqu’au 26 mars 1945, qui semble être pleinement atteint au milieu de cette même année.

En premier lieu, on a réussi à affirmer officiellement et publiquement la fidélité de la ville à la Résistance, en rappelant et en affichant sur les murs de la cité les preuves incontestables du lourd tribut qu’elle a su lui consentir. Cela revient à rattacher Grenoble aux idéaux de la Résistance et à rompre définitivement avec la Révolution nationale.

Ensuite, on a su poser les bases d’une pratique populaire du souvenir. Celle-ci a l’avantage de ne pas couper la population de ses points de repère et de la familiariser avec une signalétique urbaine à présent très largement dédiée à la Résistance.

Enfin, au niveau politique, les édiles municipaux sont parvenus à imposer leur vision subjective de quatre ans de guerre à Grenoble, puisque la mémoire de l’événement qu’ils transmettent à la population grâce aux supports commémoratifs que constituent les plaques de rue a totalement été pensée par eux. La fermeté de leur choix, leur art du panachage événementiel et la science de la nuance politique dont ils font preuve ont, en investissant aussi rapidement le réseau urbain local, codifié la mémoire lithologique de Grenoble.

Notes
996.

Lire la belle « biographie-manifeste » consacré à Jean Prévost par Jérôme Garcin, Pour Jean Prévost, Paris, Gallimard, 1993, 180 pages. Voir également le catalogue de l’exposition consacrée par la Bibliothèque d’Étude et d’Information de Grenoble au spécialiste de Stendhal en 1994 : Jean Prévost, écrivain et résistant, Grenoble, Ville de Grenoble, 48 p.

997.

Registre des délibérations du Conseil municipal de la ville de Grenoble, 1945, p. 6.