A – L’armée des militaires.

Mais si numériquement il peut se comparer aux années 1944-1945, le millésime 1948 marque une vraie rupture dans l’ordonnancement général de la mémoire toponymique, car, pour la première fois, les militaires prennent l’avantage. Ils sont cinq à être ce jour-là honorés. Les résistants aussi sont cinq (Bistési 1001 , Ruibet, Sibellas, Veyrat et Lebas). L’égalité, la parité pourrait-on dire, est cependant brisée par ce choix de n’honorer qu’un seul événement lié à la Seconde Guerre mondiale : la victoire de Narvik est par définition un événement militaire. La présentation qu’en donne Givord, rapporteur de la Commission de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts ne laisse en effet planer aucun doute. On choisit d’honorer l’Armée, celle qui, composée de soldats locaux, sut ne pas faillir en 1940, sauvant ainsi la réputation militaire de la région en même temps que celle de la France et des alliés : ‘ « la Victoire de Narvik (29 mai 1940), bien qu’ayant été une victoire alliée, reste au premier plan une victoire française, car l’essentiel des combats décisifs fut l’œuvre de nos troupes. Les soldats français de Narvik étaient en majorité des chasseurs alpins, appartenant à la vingt-septième demi-brigade formée des sixième, douzième et quatorzième BCA et composée surtout de Dauphinois parmi lesquels beaucoup étaient originaires de Grenoble ’ ‘ 1002 ’ ‘ . »

Ce glissement en faveur des militaires est net tout au long des vingt ans que nous envisageons ici. En 1954, ils seront quatre. Puis trois en 1959. La seule voie qui change de nom en 1961 à Grenoble prend le nom de « Lieutenant Chabal ». Encore en 1963, on décerne une rue au « cent quarantième RIA ». Et les deux seuls événements qu’on choisit pour qu’ils donnent leur nom à une voie publique rappellent deux batailles importantes de l’Armée française : le Montfroid en 1954 et… Dunkerque en 1959. Narvik pour la victoire malgré la défaite en 1940 ; le Montfroid pour les exploits de l’Armée des Alpes, symbole d’un amalgame réussi 1003  ; Dunkerque pour dire qu’il s’agissait de combats et non pas d’une retraite 1004 . Voilà les assises de la trilogie mémorielle militaire française d’après-guerre bien arrêtée et l’Armée bien campée sur ses positions de mémoire glorieuse. D’autant plus que depuis 1945, le nom de la plus célèbre bataille « gaulliste » (Birk-Hakeim c’est la victoire des FFL...) et sûrement le nom du général (proposé puis annulé en 1948) puis maréchal Leclerc (en 1959 il a enfin son avenue) remplissent-ils aussi cette fonction de symboliser dans sa globalité la France Libre et les FFL. De plus, le propos est bien de faire la part la plus belle possible aux officiers ; sur les treize militaires qui sont honorés de 1948 à 1964, tous sont des gradés, la plupart officiers supérieurs formés dans les grandes écoles militaires françaises 1005 . Leur position est si importante qu’elle frise le monopole. Aucun soldat. Pas de troufion. A peine note-t-on la présence de l’ancien sous-officier, l’adjudant-chef Chabal, promu cependant Lieutenant peu avant l’assaut du Vercors. D’ailleurs, la vertu militaire semble, après l’avoir devancée, phagocyter peu à peu la catégorie des « résistants ». Ainsi, à lire les notices biographiques que présente à ses collègues Fayolle, lors de la séance du 21 mai 1954, les anciens résistants sont d’abord et par-dessus tout des militaires ; ils sont devenus résistants parce qu’ils ont été militaires. C’est particulièrement flagrant à propos du portrait qu’il dresse d’Albert Reynier.

‘« Albert Reynier : né à La Motte d’Aveillans en 1889, il participe à la guerre de 1914-1918 qu’il termine comme capitaine. Mobilisé en 1939, il est nommé chef de bataillon du génie et après l’Armistice de 1940 devient, sous le nom de Vauban, le chef départemental de l’armée secrète et organise à la fin de 1943 le maquis du Grésivaudan dont il devient le chef militaire. Nommé à la Libération préfet de l’Isère, il meurt subitement le 21 janvier 1949. Il était officier de la Légion d’Honneur, Croix de Guerre et rosette de la Résistance. Tous nos concitoyens ont encore présent à la mémoire le souvenir de celui qui fut l’un des chefs prestigieux de la Résistance locale. Son nom serait donné à la rue prolongeant à la rue Ampère et qui aboutit au Cours de la Libération 1006 . »’

Clairement, pour le rapporteur, c’est le cursus militaire de Reynier qui fut gage de son efficacité dans le combat clandestin. Cette « militarisation » de la Résistance, à notre avis consciente et volontaire, est encore plus frappante quand Fayolle évoque le souvenir du « Commandant Nal  », du « Capitaine Poitau  », et du « Commandant Bulle  ». Il profite de l’espace qui lui est donné pour assimiler le combat clandestin et la Résistance dans ce qu’elle eut de spécifique historiquement, à une guerre somme toute classique, puisque menée par des militaires de métier. Ainsi, ces trois noms sont pour lui « devenus des figures légendaires de la dernière guerre 1007  » et non pas de la Résistance. En l’occurrence, assimilation vaut évidemment réduction. Le capitaine ou le commandant de l’Armée est donc devenu la catégorie mémorielle par excellence de la situation historique de la Résistance, qui pourtant, si elle était une armée, était « l’armée des ombres ».

On doit s’arrêter un bref instant sur deux cas intéressants, celui du « Capitaine Poitau  » et du « Lieutenant-colonel Trocard  ». Ces deux personnalités, honorées en 1954, partagent le même funeste destin. Elles ont trouvé la mort au combat. Cependant, ni le « capitaine Stéphane » ni le « Saint-Cyrien », ne sont morts pendant la clandestinité, lors des combats de la Libération ou encore en 1945, durant la dernière année de la Seconde Guerre mondiale. Ils sont morts en Indochine. Leur parcours peut alors apparaître pour certains comme la parfaite synthèse de l’itinéraire de l’armée française. Il n’est plus là question de la renaissance de cette dernière, ce qui pouvait encore être le cas en 1948, mais de son passage de la défaite de 1940, malgré tout glorieuse 1008 puisque marquée du sceau de la traditionnelle bravoure française, à un engagement classique qui vise à perpétuer la grandeur de l’Empire, via la Résistance . Sciemment instrumentalisé, leur souvenir sert ici les enjeux les plus actuels de la politique française (même si leur nom – surtout celui du « capitaine Stéphane 1009  » –, peut contribuer à brouiller la visibilité de la démarche du Conseil municipal puisque, sans référence explicite faite à l’Indochine sur la plaque, il reste surtout pour les Grenoblois rattaché aux « années noires »).

Notes
1001.

Le nom de Bistési est cette fois-ci honoré par l’attribution de son patronyme à une voie publique.

1002.

Bulletin Municipal Officiel, 1948, p. 254.

1003.

« L’assaut du Montfroid dans la Maurienne est considéré comme la plus haute bataille d’Europe  », Bulletin Municipal Officiel, 1954, p. 145.

1004.

« La voie nouvelle longeant à l’Est le Lycée des Eaux Claires , prendrait le nom de Dunkerque , en souvenir des combats de 1940 », Bulletin Municipal Officiel, 1959, p. 184.

1005.

Certains sont d’ailleurs de ces officiers de tradition à particule... : de Reyniès, de Quinsonnas, etc.

1006.

Bulletin Municipal Officiel, 1954, p. 144.

1007.

Souligné par nous.

1008.

Cf. annexe n° XIX pour leur notice biographique individuelle.

1009.

La rue grenobloise qui lui est dédiée porte néanmoins le nom de « Capitaine Poitau  », ce qui est plus respectueux de l’état civil.