Lieux du souvenir ou lieux de mémoire ?

Car l’érection de monuments ou l’apposition de plaques suppose une savante interaction entre plusieurs éléments et acteurs. Le groupe de ceux qui décident de rendre physiquement concret, ostensible, leur mémoire partagée en la pérennisant dans et par la pierre ou la fonte s’adresse ce faisant à l’ensemble de la communauté, en prenant très clairement position. En effet, non seulement leur choix monumental traduit « en trois dimensions » le lieu de fondation de leur identité de survivant (beaucoup de ces monuments ayant d’abord une vocation funéraire, comme on va le voir), mais en outre il est un jalon qui entend marquer l’importance de la place de leur groupe dans la hiérarchie mémorielle nationale ou locale 1033 . De plus, cette signature optique crée forcément un rapport entre, d’une part, l’offre politico-sociale de sens que propose le groupe à la communauté, et, d’autre part, l’expression iconographique et esthétique qui en découle. Ce rapport – difficile à évaluer ; il faudrait questionner systématiquement les passants, ce qui veut dire une enquête de sociologie historique quasiment impossible à mener – s’établit à travers le langage formel des monuments, qui est pensé pour toucher la sensibilité des observateurs. C’est en fait l’intensité des relations qui s’établissent entre l’émetteur et le récepteur qui aide à qualifier ces dernières via le monument, la stèle ou la plaque. N’en déplaise à une certaine mode patrimoniale qui a tendance à vouloir estampiller tous les signes du passé, même ceux qui dans notre univers sont les plus anodins, du label supposé à forte valeur ajoutée (symbolique, éditoriale, muséale, touristique, voire financière) de lieu de mémoire, toutes les traces monumentales et lapidaires qui renvoient à la Seconde Guerre mondiale ne sont pas des « lieux de mémoire ». Ici plus qu’ailleurs, le terme de « mémoire » et la notion de « lieu de mémoire » chère à Pierre Nora sont piégés et galvaudés. Nous verrons en effet que nombre de plaques, de stèles ou de monuments grenoblois et isérois ne peuvent prétendre à ce statut. Leur destination, dans l’esprit de ceux qui les ont apposés ou érigés, était à la fois plus directe (rendre hommage aux morts du groupe) et plus humble dans son expression esthético-artistique (les plaques et stèles l’emportant nettement, en nombre, sur les mémoriaux). Les lieux du souvenir sont ainsi sûrement plus nombreux que les lieux de mémoire. Sans que cela puisse signifier une quelconque dépréciation ni de la valeur de l’événement ou de la personne commémorés, ni préjuger de la qualité en soi du monument, il faut garder présente à l’esprit cette distinction.

En revanche des lieux du souvenir peuvent fonctionner en lien logique et, formant partie d’un tout, s’articuler ainsi en un vaste complexe de mémoire (c’est par exemple le cas du Vercors). Certains peuvent même devenir d’emblée, ou alors un peu plus tard, un lieu de mémoire, c’est-à-dire une ‘ « unité significative, d’ordre matériel ou idéel, dont la volonté des hommes ou le travail du temps a fait un élément symbolique d’une quelconque communauté ’ ‘ 1034 ’ ‘  » ’ (comme le Monument des déportés grenoblois).

Cependant, qu’il s’agisse de lieux du souvenir ou de mémoire, leur dénominateur commun est leur fragmentation, illustration logique et traduction matérielle de la dispersion des mémoires de la Seconde Guerre mondiale. D’ailleurs, s’il n’était question que de confirmer par exemple la coupure politico-idéologique entre la mémoire communiste et la mémoire gaulliste de la Seconde Guerre mondiale, l’étude des marques du souvenir et des lieux de mémoire serait, reconnaissons-le, d’un intérêt limité. Mais sans conteste, le surgissement de cette multitude de bornes mémorielles permet surtout de voir à l’œuvre des essais de mémoires « sociales » qui n’ont pas fatalement vocation à s’exprimer sur le terrain politique. Échappant à la force d’abrasion de la mémoire quand elle est instrumentalisée par des forces politiques concurrentes, d’autres groupes sociaux (on verra en détail lesquels plus avant) fondent tout entier leur espoir de reconnaissance mémorielle sur l’érection d’un monument ou l’apposition d’une plaque, laquelle de plus ne va pas de soi et doit obéir à des règles officielles strictement établies.

Notes
1033.

Sur ces aspects, on lira Reinhardt Koselleck, L’expérience de l’Histoire, et notamment le chapitre IV, plus spécifiquement consacré aux monuments aux morts (pages 135 à 160), Paris, Gallimard/Le Seuil, collection « Hautes Études », 1997.

1034.

In édition 1993 du Grand Robert de la langue française ; cité par Serge Barcellini et Annette Wieviorka, in op. cit., page 7.