2 – La Résistance monumentalisée : de Vallier à Vauban.

C’est Combat qui dirige le Comité d’érection du Monument à la Mémoire de Paul Vallier, dont l’inauguration a lieu à Fontaine le 22 mars 1946 1059 . Il ne faut cependant pas voir là une tentative de main mise sur la mémoire du plus grand combattant de la Résistance grenobloise. Que Combat dirige les travaux du Comité d’érection et marque de son sigle le monument ne choque en rien les autres composantes de la Résistance, qui sont toutes présentes lors de l’inauguration. La figure de Vallier est d’ores et déjà tellement légendaire (cf. supra) que le consensus l’emporte largement. Le Comité a reçu l’aide pleine et entière de l’administration préfectorale. Le 19 février, sollicité par le Comité, inquiet de la lenteur des travaux en cette année de pénurie, le préfet intervient personnellement auprès du président de la Société des Ciments de la Porte de France pour faire octroyer gratuitement 20 sacs de ciment, « au monument Combat », afin d’en faciliter et d’en accélérer l’édification 1060 .

Trois ans plus tard, la loi et les mentalités ont changé. Et pour honorer dans la pierre le souvenir de « Vauban », mort le 21 janvier 1949, on met en place un conséquent « Comité chargé de l’érection d’un monument au Commandant Vauban, Préfet de l’Isère 1944-1949 1061  ». Il ne faudra pas trop de toute l’énergie de Chavant pour faire avancer ensemble les personnalités qui le composent. Le dynamique président des Pionniers doit en effet user de sa réputation et parfois de son autorité pour pacifier certaines des réunions du Comité. Ces dernières devaient primitivement se tenir toutes les semaines (c’est ce qu’on décide lors de la première réunion du Comité, le 1er février 1949). Puis on passe à deux réunions par mois à partir du 24 mars 1949, certains encourant les foudres de Chavant quand ils se dispensent d’y assister (réunion du 7 avril 1949).

A lire le volumineux registre très scrupuleusement tenu par les successifs secrétaires du Comité, la tâche paraît véritablement énorme. Aux aspects administratifs internes (que de négociations pour l’élection du bureau et du comité actif et quelle énergie pour savoir qui se chargera du papier, pour quel en-tête on va opter, ou trouver des carnets à souche, etc.) et externes (les rapports avec la Préfecture sont cependant assez faciles) se mêlent les problèmes financiers, même si l’excellente gestion du volet « publicitaire » de l’entreprise permet au Comité de remplir rapidement ses objectifs. En février 1949, Chavant adresse une lettre à tous les maires du département 1062 , suivie d’une deuxième à l’ensemble des Conseillers Généraux de l’Isère le 4 mars 1949. Les directeurs des trois journaux sont convoqués dans les bureaux de la préfecture et font paraître en mars de longs articles qui visent à remplir les caisses du Comité 1063 . Une collecte dans les écoles est même envisagée lors de la réunion du 10 février. Mais ce n’est là qu’un aspect de l’action du Comité, qui débat parfois violemment au fond, des motivations de son action. Des polémiques se font ainsi plusieurs fois jour, que Chavant tranche souvent finalement seul, tant il éprouve parfois du mal à obtenir l’unanimité.

Ainsi, une brève controverse éclate à propos de la question de savoir qui il s’agit d’honorer, du Commandant « Vauban » ou du préfet Reynier, les représentants FFI-FTP étant de loin les plus réservés sur l’utilité d’associer le souvenir du commis d’État à celui du Chef de l’AS. C’est le 3 mars 1949 que tout le monde se rallie à l’opinion de Chavant, selon laquelle il faut lier les deux volets – clandestin et public – de l’action de Reynier. Pour plus de sécurité, on décide alors que la plaque du monument d’Izeaux (village natal de Reynier) sera signée « la Résistance Unie de l’Isère 1064  ».

Il faut aussi savoir réparer les « bourdes » qu’on a commises dans la précipitation, au moment de la constitution du Comité par exemple. Lors de l’Assemblée Générale du 17 mars 1949, Favier, le second du Commandant Nal, déplore publiquement que celui-ci ne figure pas sur la liste des membres du Comité d’Honneur. Immédiatement, l’« assemblée à l’unanimité décide que le Commandant Nal est membre du Comité d’Honneur du Souvenir à “Vauban le Résistant” ». Afin de ne pas froisser la susceptibilité de Nal et de préserver le fragile consensus qui règne au sein du Comité, Chavant décide de s’entremettre personnellement : ‘ « Chavant se rendra auprès du Commandant Nal pour lui demander de vouloir bien faire partie des membres du Comité d’honneur et s’excusera auprès de lui de ce que cette démarche n’ait pas été faite plus tôt ’ ‘ 1065 ’ ‘ . »

Parfois, on doit réviser à la baisse les premières ambitions. Alors qu’initialement, il s’agissait « pour les résistants de prendre en charge l’érection d’un monument à Izeaux et de l’apposition d’une plaque à Prabert en souvenir du Commandant Vauban 1066  », au bout du compte, le Comité restreint son action à l’édification d’un monument à Izeaux. Mais il prend contact, par l’intermédiaire de Chavant, avec le maire Martin afin qu’une place publique grenobloise porte rapidement le nom de l’ancien préfet. Il lance même un nouveau projet monumental, spécifiquement grenoblois celui-ci, auquel il propose de consacrer le reliquat des subventions qu’il a recueillies 1067 .

On a du mal à imaginer la somme de patience et de dynamisme qui se cache derrière la réussite du « Comité Vauban », qui met moins d’un an à remplir sa mission. Le monument d’Izeaux est en effet inauguré le 9 octobre 1949 à 15 heures. Trois discours sont prononcés au cours de la cérémonie : le premier par Chavant , au nom du Comité ; le deuxième par le maire de la localité ; le troisième par le préfet.

C’est un tour de force que de concilier tous les points de vue, de savoir aboutir à un tel équilibre financier 1068 , et de s’y retrouver au cœur de cette « jungle » administrative qui fait intervenir autant d’échelles de responsabilité et de décision. Chavant était bien l’homme de la situation, qui a su imposer à tous son ardeur parfois peut-être… « dictatoriale ».

D’autres « gros » comités fonctionnent exactement sur le même modèle. Leurs points communs avec le « Comité Vauban » est qu’ils s’occupent d’honorer la mémoire de personnalités à la stature incontestable et qu’à la tête de leur Comité actif se trouve un homme à poigne. C’était déjà le cas par exemple du Comité Gaston Valois, créé dès le printemps 1945 1069 . Ce sera celui du « MémorialDoyen Gosse » 1070 . Ou encore du monument à la mémoire d’André Moch, à Corenc 1071 . S’érigent ainsi, avant les années cinquante et grâce aux efforts d’entreprenants Comités et commanditaires, des monuments commémoratifs dont la vocation est de concrétiser une mémoire de la Résistance la plus consensuelle possible. Les lignes de fracture, qui existent pourtant au sein de la mémoire résistante, ne se traduisent pas dans la pierre, l’essentiel du travail des comités étant d’empêcher justement qu’elles ne débouchent « à l’air libre » 1072 .

Notes
1059.

Et non pas à l’été, comme l’écrit Olivier Vallade, in op. cit., p. 42. Car le fait important est en l’occurrence de faire correspondre l’inauguration à la date de l’événement.

1060.

ADI, 2696 W 75.

1061.

ADI, 13 R 1021 et 13 T 3/27. Cf. annexe n° XXIII.

1062.

Cf. annexe n° XXIV.

1063.

Le plus conséquent paraît dans Le Dauphiné Libéré du mercredi 2 mars 1949 : « Pour l’érection d’un monument funéraire à la mémoire d’Albert Reynier ».

1064.

Elle est aussi libellée : « Albert Reynier 1889-1949. Commandant Vauban dans la Résistance. Chef départemental de l’Armée Secrète. Préfet de l’Isère. 1944-1949 ».

1065.

ADI, 13 R 1021. P.V. de la réunion du Comité Actif du 24 mars 1949.

1066.

Reynier est né à Izeaux. Au col de Prabert est situé le Monument commémoratif des maquis du Grésivaudan dont Reynier fut le Chef. ADI, ibidem, compte rendu de la première réunion du Comité.

1067.

Martin répond très favorablement à Chavant le 15 novembre 1949 (AMG 1 M 90). Voilà lancée la longue procédure qui va aboutir à la pose du médaillon à la mémoire de Reynier/Vauban sur « l’ancienne fontaine, autrefois Place Notre-Dame, aujourd’hui place de Metz à Grenoble » ; ADI, ibidem, lettre du 28 avril 1950 de la direction des « Bâtiments de France » à M. Guerre, « Ingénieur divisionnaire au service d’Architecture de la ville de Grenoble », membre également du Comité Vauban. Le 5 janvier 1950, dernière réunion dont on a conservé la trace, on décide de mettre à l’ordre du jour de la prochaine Assemblée Générale l’utilisation de ce reliquat ; la correspondance conservée aux AMG prouve qu’il est bien allé à la colonne de la place de Metz ; AMG, ibidem.

1068.

Le trésorier précise en effet lors de la réunion du Comité Actifdu 1er septembre 1949 à la Préfecture que « 368 communes [ont] souscrit » et qu’« à ce jour le total des sommes reçues est de 995 070 francs, le montant des dépenses [atteignant] 530 000 francs » ; in ADI, 13 R 1021.

1069.

Les deux présidents d’honneur du « Comité Gaston Valois. Chef départemental des Mouvements Unis de Résistance » sont Yves Farge et Albert Reynier ; le président actif Léon Perrier, sénateur et président du Conseil Général de l’Isère ; AMG, 1 M 90.

1070.

ADI, 51 M 28.

1071.

ADI, ibidem.

1072.

A défaut de parvenir à cette auto-régulation, les Comités se heurteraient alors durement à l’administration.