3 – Une éviction « administrative » : l’échec du Comité de défense des victimes du 18 septembre.

Voici la lettre que reçoit Martin le 28 août 1949, en même temps que le préfet Ricard 1073 .

‘« Monsieur le Maire. Le Comité de défense des victimes du 18 septembre 1948, groupant les organisations syndicales et démocratiques et des personnalités républicaines, constitué au lendemain du lâche assassinat de Lucien Voitrin, ancien soldat F.F.I. par les nervis à de Gaulle [sic], a l’intention de commémorer la date du 18 septembre en apposant une plaque souvenir sur le lieu même du crime, c’est-à-dire le terre-plein de la Place Paul Mistral et d’inviter la population à s’associer à cette journée souvenir. Ce Comité a donc l’honneur de vous solliciter l’autorisation de pouvoir se réunir Place Paul Mistral à Grenoble le 18 septembre 1949 à 15 heures. Ce même Comité vous demande l’autorisation de pouvoir se servir de la salle du Vieux Manège le dimanche 18 septembre 1949 toute la journée. Dans l’attente d’une réponse favorable, veuillez agréer, Monsieur le Maire, l’expression de nos sentiments patriotiques et républicains. »’

Ce qui est ici intéressant, c’est d’abord la volonté rapide du Comité d’ancrer dans la pierre le souvenir du premier heurt mémoriel violent qu’a connu Grenoble à propos de la Seconde Guerre mondiale.

On est face à une entreprise de construction mémorielle dont la logique est celle de la cascade, puisque ce qui est en question, c’est de concrétiser la mémoire d’une bataille politique meurtrière entreprise au nom de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, le tout évidemment à des fins elles aussi politiques (cf. infra, la partie que nous consacrons aux journées de septembre 1948). Quelle gifle en effet pour le RPF grenoblois si ce projet de plaque reçoit l’aval des autorités compétentes, ce dont ne semble pas douter le Comité ! Afin d’évincer cette tentative de mémoire ô combien gênante, la préfecture et la municipalité se mettent d’accord pour exciper de la réglementation officielle afin de justifier un refus à la motivation toute politique.

La réponse est en fait double. Le 31 août 1949, le maire écrit au secrétaire du Comité de Défense des victimes du 18 septembre qu’il ne peut pas mettre à sa disposition la salle demandée, ‘ « cette salle ayant été retenue le même jour, de 9 heures à 22 heures, par la Société Grenoble Olympique Uni en vue de l’organisation d’un tournoi de tennis de table ’ ‘ 1074 ’ ‘  » ’. Le prétexte peut sembler dérisoire, si ce n’est fallacieux. En tout cas, c’est un premier camouflet pour le Comité. Mais c’est en fait en séance publique du Conseil municipal, le 27 septembre 1949, que se traite le dossier. A la rubrique ‘ « Honneurs publics. Avis sur une demande d’apposition d’une plaque commémorative » ’, Martin fait un exposé historique assez objectif de l’« incident » du 18 septembre 1948. Surtout, après s’être entendu avec la préfecture 1075 , il se retranche derrière la loi pour définitivement enterrer les espoirs du Comité.

‘« Afin d’éclairer le Conseil sur l’avis qu’il doit émettre à propos de la requête qui fait l’objet de ce rapport, je dois signaler que la circulaire ministérielle du 12 avril 1946 précise que les demandes d’apposition de plaques commémoratives individuelles, qu’il appartient au Préfet d’autoriser, doivent être “instruites avec le plus grand soin et être accompagnées de toutes les garanties désirables (enquêtes sur place, unanimité de la population et du Conseil municipal), afin d’éviter toute contestation et toute erreur psychologique qui ne sauraient avoir que de fâcheuses conséquence”. En outre, la circulaire rappelle que d’après une jurisprudence constante, de telles demandes ne peuvent être approuvées que si : 1° - l’Histoire s’est prononcée en faveur de la personne que l’on désire honorer ; 2° - l’œuvre de cette personnalité est à l’abri de toute polémique. Or, et sans porter aucune atteinte à la personne privée de M. VOITRIN, il est de toute évidence que la personnalité publique du disparu ne répond pas à ces deux conditions. D’autre part, il est manifeste que les circonstances au cours desquelles M. VOITRIN a trouvé la mort ont un caractère politique nettement marqué. Les regrettables incidents qui se sont produits place Paul Mistral résultent incontestablement du heurt de militants de partis politiques opposés. Il apparaît donc, dans ces conditions, que le projet soumis à votre examen n’entre nullement dans le cadre des instructions ministérielles précitées, et que son appréciation ne saurait faire l’unanimité au sein de votre Assemblée ni dans la population. En conséquence, j’ai l’honneur de vous prier, Mesdames et Messieurs, de bien vouloir émettre un avis défavorable à la demande présentée par le Comité de Défense des Victimes du 18 septembre 1948. »’

De fait, les ‘ « conclusions de l’exposé de M. le Maire sont adoptées par 20 voix contre 13 ’ ‘ 1076 ’ ‘  » ’, les communistes n’ayant pu contrecarrer Martin.

Force reste donc à la loi. Et à ceux qui savent la pratiquer en experts pour éluder de potentiels conflits de mémoire.

Cette longue présentation « technique » nous semblait utile parce qu’elle est la plupart du temps absente des études qui s’intéressent aux supports de mémoire (certains des aspects qu’elle rappelle, notamment les plus administratifs, pour extrêmement importants qu’ils sont, restent la plupart du temps méconnus). Elle permet aussi de mieux définir la problématique générale de notre enquête, qui entend s’articuler autour de trois axes essentiels.

Tout premièrement, on doit effectuer une pesée globale du fait monumental lié à la Seconde Guerre mondiale à Grenoble et dans sa région afin de pouvoir disposer de chiffres les plus fiables possibles. Cela afin de nous permettre de dresser une topographie monumentale d’ensemble (et d’en mesurer évidemment les variations chronologiques) mais aussi d’esquisser une typologie critique du corpus ainsi constitué, car plaques, stèles et monuments, s’ils obéissent la plupart du temps à une semblable logique commémorative, ne ressortissent d’évidence pas du même « gabarit » physique ni symbolique.

Ce travail de comptabilité générale et d’inventaire raisonné une fois effectué, nous proposerons un essai d’interprétation sémantique du monument. Il nous semble en effet que son « écriture » est plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord, puisqu’elle mêle des considérations d’ordre esthétique (le monument a parfois des visées purement artistiques, comme on le verra), politique (comment rédiger l’inscription la plus juste possible ?) et administrative, comme on vient de le préciser. LaPierre et les murs parlent, la lisibilité de leurs discours dépendant d’abord de leur visibilité. De plus, l’interface artistico-symbolique que le monument crée entre les porteurs de mémoire à l’origine de son érection et le « public » à qui il est destiné opère plus ou moins efficacement en fonction de la qualité et de l’intelligibilité de cette triple écriture. Là aussi, styles, formes et surtout discours (notre étude sémantique le prouve) varient dans le temps. Quelques exceptions notables nous rappellent en outre que l’attirail symbolique et le jeu de références qui composent les stèles, plaques et monuments commémoratifs n’est pas aussi pauvre qu’on l’imagine souvent et que l’originalité formelle parvient parfois à s’imposer.

Enfin, nous essayerons d’établir l’histoire d’un échec surprenant, celui qui sanctionne les tentatives d’érection à Grenoble d’un monument aux Morts de la Seconde Guerre mondiale, pourtant très tôt engagées. Le décalage est patent entre l’image globale de la Ville et de la région, qui parfois prétendent au statut de lieu de mémoire entendu au sens géographique le plus large et l’absence d’un lieu du souvenir de référence. Ce vide monumental n’est-il qu’une conséquence mécanique de l’éparpillement des souvenirs et mémoires entre des dizaines de plaques, stèles et monuments, ou résulte-t-il d’autres facteurs ? Un tel déficit d’incarnation est-il préjudiciable à l’expression de la mémoire grenobloise de la Seconde Guerre mondiale, ou bien est-ce que sa configuration d’ensemble nettement positive n’en pâtit finalement pas 1077  ?

Notes
1073.

Voir AMG, 1 M 90.

1074.

AMG, 1 M 90. Le Comité – qui a fait paraître dans la presse un encart intitulé « Pour une plaque à la mémoire de Lucien Voitrain [sic] » – apposera bien une plaque, immédiatement enlevée par les forces de police. L’inscription en est troublante puisqu’elle est libellée sur le modèle de toutes celles qui rappellent le souvenir des résistants morts pour libérer la France, assimilant de facto de Gaulle à l’occupant : « Ici est tombé le 18 septembre 1948, le F.F.I. Lucien Voitrin. »

1075.

Lettre du préfet au maire du 1er septembre, du 6 septembre, du 22 septembre 1949. AMG, 1M 90.

1076.

Extrait du Registre des délibérations du Conseil municipal de la Ville de Grenoble, 1948 ; AMG, ibidem.

1077.

Les réponses que nous apporteront à ces deux questions nous permettront peut-être d’évaluer en quoi et jusqu’à quel point à Grenoble le monument (ou son absence, ce qui revient au même) conditionne la « mémoire » ou au contraire n’en est que l’illustration, le reflet d’une mémoire qui lui préexiste.