3 – La question du lieu : typologie de l’eccéité.

De 1944 à 1964, les monuments qui échappent à la règle de l’« être là » sont tellement rares 1092 qu’on peut considérer que l’ensemble des deux cents traces de mémoire que nous avons relevées observent scrupuleusement ce commandement : s’accrocher au lieu de l’événement. Les inscriptions lapidaires ne trompent pas qui somment pour la plupart 1093 le passant de prendre conscience que c’est ici (et pas ailleurs) qu’eut lieu tel ou tel événement. C’est bien cette fidélité à l’endroit singulier où s’est déroulée l’action qui tisse le lien mémoriel depuis le temps de l’action jusqu’à celui du souvenir 1094 . Cette double pertinence du Hic et Nunc de la mémoire est d’ailleurs souvent gage de simplicité formelle, comme si elle dispensait de recourir à des artifices symboliques pour établir le rapport mémoriel. Simples et atomisés lieux du souvenir plutôt qu’ambitieux lieux de mémoire, les monuments de cette double décennie remplissent à notre sens parfaitement leur rôle. Le « regardeur », partageant le lieu de l’action, entre dans un premier temps en communauté avec le groupe qui est à l’origine de l’érection du monument et avec ces morts : il est ICI . Puis il est comme interpellé par une formule qui le projette instantanément dans le temps du passé, malgré sa propre fixité temporelle : il réussit ainsi ce miracle d’ubiquité d’être deux fois MAINTENANT , et ce quelle que soit la date de son passage. L’émotion ressentie par le « passant » qui doit se « souvenir » est augmentée du fait même de l’impérieuse prescription de cet « ici et maintenant » mémoriel. Indispensable, cette double obligation est en revanche plus difficile à atteindre quand le lieu où l’on se retrouve ne correspond pas à une action concrète dans le temps ni dans l’espace : c’est dans ce cas qu’il faut tenter de la recréer par des recours symboliques plus ou moins efficients (il s’agit là d’une gageure qui explique que ceux qui ont commandité le monument et qui la plupart du temps ont eux vécu l’événement qu’ils veulent commémorer, se sentent parfois ou perdus ou floués par la traduction monumentale de leur mémoire, comme nous le verrons plus avant dans notre étude avec l’exemple du Monument des déportés de Grenoble).

Il faut insister sur ce fait que les commanditaires et les concepteurs des années 1944-1964 ont su ne pas tomber dans ce travers, la dérive symboliste n’apparaissant qu’à la fin des années 1960 1095 .

Notes
1092.

Il n’en existe à proprement parler pas. Seuls quelques-uns, notamment parmi ceux consacrés à la Déportation, sont coupés de « l’endroit » de référence (et encore à chaque fois tente-t-on de trouver une implantation qui géographiquement fait sens : Lycée Stendhal pour Marie Reynoard, parc Paul Mistral pour le Monument des déportés, etc.) ou rattachés à d’autres « lieux » par nature plus centralisateurs (c’est le cas par exemple des Nécropoles du Vercors).

1093.

Nous avons compté une cinquantaine d’« Ici ... » (exemple de variante : « Dans ce massif...» pour la plaque de la nécropole de Vassieux-en-Vercors). Pour l’ensemble de notre corpus, cf. infra.

1094.

Quand le lieu d’apposition des plaques ou d’érection des stèles et monuments n’est pas directement connecté avec la personne et l’événement qu’ils commémorent, c’est en général le cimetière ou une place publique qui sont choisis. Ainsi, le 4 juin 1948, le Président de l’Amicale du quartier des Abattoirs et de la Cité Jean Macé écrit à l’Inspecteur d’Académie et au préfet pour leur demander « l’autorisation d’apposer sur la façade est du groupe scolaire Jean Macé, à égale distance des deux entrées, une plaque commémorative pour honorer le souvenir des morts de la Cité pendant la dernière guerre ». Il explique ainsi le choix du lieu : « cet emplacement a été choisi par la population pour différents motifs : l’école est à la Cité Jean Macé le seul bâtiment public ; enseignant le patriotisme, l’école doit en garder le témoignage ; chaque jour, les enfants du quartier, se rendant en classe, auraient sous les yeux, le nom de ceux qui ont donné leur vie pour la patrie et l’occasion de se découvrir en hommage à leur sacrifice. » ; in ADI 13 T 3/26.

1095.

Sur ces aspects (et notamment à propos de la distinction « monument aux morts/mémorial »), on doit lire la contribution de Thierry Dufrêne au colloque d’Annecy, « Mémoires de la Résistance et Monuments de la déportation en Rhône-Alpes », in L’esprit des lieux. Le patrimoine et la Cité, publié par les Presses Universitaires de Grenoble, 1997, collection « La Pierre et l’écrit », p. 363-376.