A – La majorité des formes : évoquer la mort.

1 – Stèles et plaques : une sobriété choisie.

Le monument de loin le plus courant est la stèle et, à un niveau plus modeste, la plaque. Il y a fort à parier que ce choix obéit à une logique d’économie, ces deux supports n’entraînant que peu de dépenses financières, d’autant qu’ils sont souvent taillés dans « la pierre du pays 1097  ». L’espace par définition restreint de la stèle et de la plaque exclut toute possibilité de « figuration ». Parfois, simplement, on ajoute le portrait photographique du défunt, enchâssé dans un discret ovale d’émail ou de porcelaine (stèle aux six fusillés de Montalieu, celle aux quatre fusillés de Rives). En revanche, on rencontre souvent un adjuvant symbolique – même si ce n’est pas dans la majorité des cas –, dont la nature est principalement votive et mortuaire (gerbe, couronne mortuaire et couronne de lauriers, palme, etc.) : l’inspiration vient là directement des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale. Gravées dans la pierre ou le marbre, on trouve également des décorations militaires et des distinctions honorifiques (Croix de guerre, légion d’honneur, parfois un drapeau en berne comme sur la stèle des dix morts au combat de Crémieu, ou au contraire fièrement déployé, comme sur celle en mémoire de Sylvestre Bianzani, à Saint-Alban-de-Roche) qui ont charge de symboliser le patriotisme. Enfin, le symbole disons politique de loin le plus présent est la Croix de Lorraine qui s’imbrique souvent dans le V de la Victoire.

Ainsi, sur les 120 stèles et plaques de notre corpus, 47 comportent l’insigne gaulliste. La plaque commémorative qui fut apposée en l’honneur de Félix Tonneau, à Malleval, est particulièrement intéressante, puisqu’elle s’insère entre les deux axes horizontaux d’une croix de Lorraine marquant l’emplacement où est tombé le jeune homme et qu’en plus est gravée dans la pierre une autre croix de Lorraine. La dimension religieuse de la symbolique de cette croix 1098 a certes cédé la place à une sorte d’esthétisation emblématique de la Résistance, mais permet malgré tout de faire figurer une croix d’origine chrétienne 1099 sur nombre de plaques et stèles.

L’emblème des FFL dépasse en effet leur seule catégorie mémorielle pour s’étendre à l’ensemble de la Résistance sans exclusive, surtout dans la période 1944-1946 où le mythe d’un rassemblement général autour de De Gaulle pendant les « années noires » trouve ainsi un débouché lapidaire d’autant plus aisément qu’il est facile à dessiner.

Parfois, la structure même de la stèle (d’ailleurs, au regard de la législation de 1946, est-ce encore une stèle ?) symbolise une massive croix de Lorraine (celle déjà citée de Saint-Alban-de-Roche ; celle de Saint-Laurent-de-Mure, celle de Gières, dont la photographie permet de se faire une meilleure idée d’un certain style).

Quand il n’y a qu’un symbole sur la plaque, c’est souvent celui-là (plaque à la mémoire de Jules Perpechon, à Corps ; celle en souvenir de Louis Moussier, également à Corps, etc.).

Consensuelle, la Croix de Lorraine a « l’esprit large » et n’expulse donc rien ni personne. Tolérant de-ci de-là de voisiner avec d’autres emblèmes, la plupart d’ordre patriotique (cocardes, drapeaux, etc.), nous ne l’avons en revanche trouvée qu’en deux occasions figurant aux côtés de la mention FTPF, connotée politiquement plus à gauche 1100 . Au contraire de ces deux exceptions, les plaques commémoratives individuelles qui disent le souvenir des combattants FTP sont la plupart du temps vierges de toute croix de Lorraine (celle de Brignoud, à la mémoire du ‘ « F.T.P.F. Modelin ’ ‘ Lucien » ; celle de La Mure ’ ‘ , en souvenir du « F.T.P. Paul Baret ’ ‘  » ’). Celle-ci marque donc malgré tout une certaine préférence pour les mouvements de Résistance qui reconnaissent sa suprématie politique (ainsi se place-t-elle au centre de la plaque qui, à Meylan, rappelle la mort au combat de deux membres du « Groupe Biviers  », juste au-dessus des initiales « A.S. »).

Pour la mémoire lapidaire de la Résistance communiste, c’est bien évidemment le sigle « F.T.P.F. » qui est le référent de base. Parfois, c’est-à-dire une fois !, on trouve mentionné le nom du Parti (à Fontaine pour rappeler que ‘ « Polotti ’ ‘ Antoine [était] COMT F.T.P.F. Zone sud Secrétaire Régional du P.C.F. » ’ ; jamais, en revanche, on ne voit apparaître la faucille et le marteau 1101 .

De manière générale d’ailleurs, le politique est symboliquement sinon absent, du moins largement euphémisé. D’autres croix apparaissent sur les stèles et plaques, qui attachent le souvenir de celui ou de ceux qu’elles commémorent à la mémoire catholique. Elles sont peu nombreuses (22) d’autant plus qu’il faut encore restreindre ce chiffre, si l’on considère que les quatorze stations du chemin de Croix de Valchevrière ne forme après tout qu’un seul et même complexe mémoriel, à part, tout entier catholique et mêlant tous les supports de mémoire (monument, stèle, plaque, etc.) 1102 . Cette discrétion s’explique tout d’abord parce qu’on n’a pas le droit en France, depuis l’entreprise de laïcisation initiée notamment par la Troisième République, de faire figurer une croix catholique ou tout autre insigne religieux sur un monument public 1103 . De plus, le patriotisme résistant placé sous l’égide de la République est une religion à part entière en 1944-1946. Y compris dans une optique commémorative et votive, et malgré des réminiscences certaines, voire des réflexes, notamment lisibles dans les formulations comme on le remarquera, le catholicisme a du mal à implanter ses symboles sur les murs et dans la pierre (quand il y parvient, sa croix peut alors voisiner avec la croix de Lorraine et le V de la victoire ; ainsi, pour la plaque en mémoire d’Abel Chatonnay et Henri Parrat, à Grenoble ou sur le monument à Dominique Mounier à Corps ; ou alors avec des drapeaux tricolores, comme sur la plaque qui honore le nom de Louis Toussaint Revol, à Malleval, au hameau Le Moulin) 1104 .

Rares également sur les stèles et plaques sont les symboles et emblèmes qui assurent une identification régionale ou locale précise. Parfois, on voit apparaître un dauphinplus ou moins stylisé (stèle au « Col du Fau », en souvenir des onze fusillés, à Monestier-de-Clermont). Quand c’est le chamois qui figure sur telle stèle ou plaque, il faut bien sûr comprendre que celui ou ceux qui sont honorés là le sont par les Pionniers du Vercors (mais le chamois FFI est, semble-t-il, ajouté « après coup », c’est-à-dire après l’inauguration de la stèle ou de la plaque).

Enfin, on trouve relativement souvent des plaques commémoratives individuelles qui n’autorisent aucune filiation à telle ou telle mémoire sociale ou politique, car elles ne comportent aucun symbole (plaque en mémoire de « Raymond Grimstayn dit Antoine tué le 25 avril 1944 à l’âge de 24 ans au cours d’un engagement », à Poisat ; celle de la rue Briant à Vizille : ‘ « Ici, a été assassiné par la Gestapo le 8 mars 1944 M. Daillencourt ’ ‘ Georges » ’ ou encore celle qui à Saint-Quentin-Fallavier dit simplement : ‘ « A la mémoire de Joseph Brun ’ ‘ Pierre Lemaire ’ ‘ fusillés par les Allemands le 26 août 1944 » ’).

Reste que la règle et la norme symbolique est clairement identifiable : les référents, dans notre période sont tous des signaux de mort, des symboles funéraires. Il semble en effet que, quelle que soit la date de leur inauguration, l’évolution formelle, le style même du « monument » commémoratif de la Seconde Guerre mondiale, on est, dans la très grande majorité des cas, renvoyé aux symboles de la mort. Qu’ils expriment le deuil, le désir de vengeance ou l’espoir, ils conservent cependant une portée par définition quasi atemporelle puisqu’ils renvoient forcément l’observateur, en même temps qu’à la situation historique qu’ils commémorent, à son propre avenir.

Au besoin, dans le cas d’une absence de tout ajout symbolique, c’est le soulignement de certains mots et expressions dans l’inscription qui fait sens, comme pour la plaque de la rue du Vercors, à Saint-Marcellin.

Notes
1097.

Cf. instructions ministérielles d’avril 1946.

1098.

L’origine historique de la croix de Lorraine comme insigne des FFL est à présent bien connue. Son choix revient au vice-amiral Muselier qui fait porter dès le 2 juillet 1940 sur les flancs des navires de la France Libre, à la poupe, les trois couleurs nationales et un pavillon carré bleu orné d’une croix de Lorraine. Son père était lorrain et, le 1er mai 1941, il donne ses raisons : « il fallait donner à notre mouvement l’allure d’une vraie croisade et choisir un emblème que l’on pût opposer à la croix gammée. » ; in Pascal Sigoda, « Symbolique et historique de la croix de Lorraine », Études Gaulliennes, janvier-mars 1976, p. 33-35, cité in Barcellini et Wieviorka, op. cit., p. 19.

1099.

Pascal Sigoda précise : « la symbolique de cette croix [est] liée au Moyen-Age, aux croisades et l’origine de la double traverse se trouve probablement dans la petite planchette portant l’inscription INRI fixée sur le haut de la croix du Christ » ; ibidem.

1100.

Le plus directement, c’est sur la plaque de la rue Pierre Dupont, à Grenoble. En relief, sur la gauche de la plaque, elle précède l’inscription qui suit : « Honneur à ceux de la Résistance qui sont morts pour que vive la France. Ici a été tué à 23 ans le 21. 7. 44 Albert Brozeck dit Jean Lambert M.O.I. chef du groupe Liberté du 5 ème Bat aillon des Francs Tireurs et Partisans. Français Souvenez-vous ». Une autre occurrence à Pusignan, où une stèle funéraire rappelle le souvenir des combattants du « Bataillon Henri Barbusse F.T.P.F. » : le socle de la stèle est orné d’une croix de Lorraine encadrée du V de la victoire.

1101.

De même, le peu de fréquence de l’apposition du seul bonnet phrygien (une unique fois, à Varces, sur un « monument-stèle ») laisse penser que les communistes isérois n’ont pas cherché à capter cet emblème républicain à leur seul bénéfice. De là à arguer qu’ils « l’abandonnent très vite d’ailleurs au profit de la croix de Lorraine  » (Barcellini et Wieviorka, op. cit., page 20), rien ne nous permet de le prouver pour l’Isère.

1102.

Les catholiques se souviennent d’ailleurs, fort à propos, de l’origine proprement religieuse de la commémoration. Ainsi, à côté d’un rituel commémoratif laïc et républicain hérité en très grande partie du 11 novembre et relativement fermé à la religion (cf. supra), les catholiques mettent en place, dans le Vercorsmartyr, un véritable chemin de croix, entièrement dédié à la Résistance. Le 10 septembre 1945, une photographie parue dans Le Réveil nous montre ainsi « une des stations blotties dans les sapins » de ce « chemin de croix de Valchevrière  ». Copié sur les allégories naïves de la passion du Christ que l’on voit sur les vitraux des petites églises de montagne, le chemin de croix de Valchevrière retrace la « passion de la Résistance », qui, comme celle de Jésus, aboutit au martyre. Mélange d’esprit commémoratif et d’acte de pure dévotion catholique, à chacune des stations correspond un petit monument sur lequel se dressent une croix et un médaillon, où l’on découvre le Christ parcourant chacune des étapes de son propre calvaire.

1103.

Lire Barcellini et Wieviorka, op. cit., p. 20.

1104.

Une belle exception est cette borne mémorielle de forme triangulaire qui porte une grande croix catholique en son milieu et qui, en pleine forêt, rappelle le souvenir de l’« inspecteur principal des eaux et Forêts H.M.M. Gilles, déporté en Allemagne  », où il est décédé.