2 – Les monuments commémoratifs : l’art mortuaire au service de la mémoire ?

A bien les considérer, la plupart des monuments hésitent. Beaucoup, les plus nombreux, sont en fait des stèles funéraires simplement enrichies d’une partie sculpturale plus ou moins riche, ce qui, en regard du décret de janvier 1947, les range dans la catégorie des monuments (par exemple, celui de la rue de la Loi à Crémieu , qui porte en creux sur sa partie supérieure, entrecroisés, un drapeau et une palme). C’est le cas, à Saint-Alban-de-Roche , de ce beau monument du hameau de La Grève, déjà cité, qui s’organise en un intelligent triptyque : sa stature verticale est assurée par une longue et haute croix de Lorraine à laquelle s’accote la hampe d’un drapeau qui déploie largement son étoffe, laquelle semble protéger le nom du héros décoré tombé là.

La différence est alors à notre sens plus de degré que de nature entre certaines stèles et certains monuments. En revanche, quelques-uns sont clairement figuratifs, dont nous avons dressé l’inventaire ci-après. Leur nombre s’établit à 29, soit un petit sixième de l’ensemble de notre répertoire 1106 .

Bien peu sont suffisamment originaux pour mériter le qualificatif d’artistique (cf. infra) et leur ronde-bosse trahit une influence sculpturale héritée de la vague monumentale de la Première Guerre

mondiale. Les thèmes aussi sont classiques. Ils illustrent les principaux axes du souvenir de la Seconde Guerre mondiale, notamment dans sa dimension résistante.

Ainsi, c’est la figure stéréotypée du maquisard, du patriote, du soldat FFI, du martyre résistant (ces appellations qui accompagnent les monuments étant quant au sens similaires puisqu’elles renvoient toutes à la même expérience du conflit) qui revient le plus souvent. Il est alors la plupart du temps figé dans l’attitude du combattant ou dans la posture de l’exécuté, mais toujours à l’instant où il rencontre la mort et où il devient martyr.

Le monument de Porcieu est exemplaire de ce type de figuration. Deux maquisards succombent. Pauvrement armés (une grenade qu’il s’apprête à lancer pour le premier ; un fusil pour le second, déjà touché et un genou à terre), ils incarnent la vaillance de combattants d’autant plus admirables qu’ils se lancent dans la bataille sans espoir d’en réchapper. Seule la naïve et peu réussie statue en pied du Commandant Nal, à La Tronche, qui le représente sanglé dans sa veste de cuir et coiffé de son béret alpin, scrutant éternellement l’horizon et guettant l’ennemi comme une vigie mémorielle, échappe notoirement à cette obligation mortuaire.

A part, également, les monuments dont la partie sculpturale se contente du visage de celui qu’on honore (mais que le visage de Pierre Ruibet, sculpté dans la masse du « pylône » de béton qui se dresse au centre du square qui porte son nom à Voiron, est beau ! ; le monument, inauguré le 6 novembre 1949, est l’œuvre de ce grand artiste local que l’on rencontrera plusieurs fois par la suite, Émile Gilioli ; d’autres visages : celui de Léon Murgier à Saint-Vincent-de-Mercuze ; celui d’Edmond Gallet mort en déportation, à Entraigues, dans le Valbonnais), voire de son buste 1107 (c’est deux fois le cas pour le docteur Valois – et pour le monument de la rue Félix Poulat à Grenoble, et pour celui de Tullins : l’impression de « doublon » est accentuée par le fait que les deux bustes de bronze semblent identiques – ; à La Mure, le buste et le visage aux traits juvéniles d’Yves Turc rappelle qu’il n’avait que quatorze ans quand il fut fusillé en juin 1944).

Certains monuments, sans être des chefs-d’œuvre, possèdent un supplément d’âme grâce à l’effort d’inventivité qu’ils manifestent. Par exemple, celui de Jonage, au lieu-dit « les Bresses », qui montre un FFI agenouillé, dans une position qui semble être celle de la prière, du recueillement, le fusil sur les genoux et le visage tourné vers le sol. Il semble lui-même inciter le « regardeur » à se souvenir des cinq patriotes tombés ici. Mieux, sa figure tutélaire sert de catalyseur à la mémoire de deux groupes différents. Il unit en effet dans un même et pieux souvenir les trois FTPF et les deux GF, unis au combat, associés dans la mémoire globale de la Résistance.

On y découvre, sur la partie gauche, un résistant fauché par les balles ennemies. Il est désarmé parce qu’il s’agit d’une exécution. A droite, prostré, en attente de l’inéluctable, chaussé de sabots, un déporté. Les deux sont les victimes d’une même barbarie, comme le rappelle d’ailleurs la double inscription qui supporte leur silhouette.

Le monument de Beaurepaire et celui de Chanas ont une réelle puissance évocatrice. Les deux s’attachent à figer, en leurs derniers instants, la silhouette de suppliciés. La figure du fusillé de Beaurepaire 1108 paraît ainsi se replier sur elle-même, comme se recroquevillant sous l’effet de l’impact et de la douleur. La scène est volontairement d’un réalisme cru qui accentue l’effetd’émotion. C’est peut-être encore plus évident à Chanas. De dos, s’accrochant fidèlement à une gigantesque croix de Lorraine, s’affaisse lentement une pauvre silhouette. La scène, nous semble-t-il, conserve encore de nos jours, auprès des observateurs, tout son potentiel d’expressivité sensible ; sa faculté d’expression esthétique est due au dynamisme de la construction. Elle s’affranchit en outre du temps grâce aussi aux inscriptions qui encadrent et soutiennent le groupe sculptural et qui rappellent notamment que les 19 victimes sont de simples habitants, fusillés puis brûlés.

Deux « monuments-stèles » affichent symboliquement le consensus mémoriel. Le plus intéressant est celui de Villard-Bonnot qui présente au passant une main qui sort de terre (du tombeau ?) tenant un flambeau où brûle une flamme qu’on imagine éternelle (comme celle de la Résistance). L’axe central sur lequel figure la main départage deux côtés d’égale dimension : à sa gauche, la stèle de l’Armée Régulière ; à sa droite, en miroir, celle des « Forces Françaises de l’Intérieur ». Cette main unit les deux groupes en un souvenir posthume placé sous la double égide du patriotisme et de la piété communale (l’inscription lapidaire centrale est en effet ainsi libellée : « Villard-Bonnot à ses enfants. 1939-1945 »). Ce monument est un véritable monument aux morts de la Seconde Guerre mondiale 1109 .

En cinq occurrences, une figure féminine est choisie pour seul référent symbolico-esthétique du monument 1110 . A Nions comme à Toussieu, c’est Marianne et donc la République qui officie. Dans les deux cas, elle accomplit un rite funéraire laïc et républicain : à Nions, elle dépose une palme de laurier assortie de la totémique Croix de Lorraine sur la liste des noms des sept victimes des Allemands ; à Toussieu, elle est agenouillée, une main tenant des fleurs, l’autre cachant ses pleurs. Marianne (les deux fois coiffée du bonnet phrygien) voue les martyrs de la Résistance au long héritage mémoriel républicain, les inscrivant aux côtés des Soldats de l’An II et des Poilus de 14, dans un pieux hommage.

Cette filiation est particulièrement visible sur la « plaque-monument » en l’honneur des gendarmes inaugurée en décembre 1944 1111 , où une Marianne cuirassée et bienveillante semble veiller un gendarme casqué qui ressemble fort à un combattant de 14-18.

Qui est cette impressionnante silhouette féminine qui fixe le « regardeur » du monument de Beauvoir-en-Royans 1112  ?Le drapé classique de sa tunique fait penser à une héroïne de l’Antiquité : une moderne victoire ? Mais elle ne tient ni glaive ni aucun instrument de combat, simplement une palme funéraire. Marianne, alors, une troisième fois ? L’absence de l’emblématique bonnet phrygien interdit de trancher avec certitude. A notre avis, il s’agit de la France. Son profil stylisé peut paraître dur, il est en fait grave. A défaut de la grâce (symbole de fragilité ?), elle est pourvue d’une imposante placidité, d’une marmoréenne et statique énergie, d’une mâle assurance. Surtout, elle semble entièrement dédiée à l’évocation de ses chers fils disparus 1113 .

Notes
1106.

Certains supports commémoratifs peuvent ainsi s’assimiler à des monuments, soit qu’ils sont partiellement massifs (comme le monument du Col l’Infernet, voué aux morts des maquis de l’Oisans, véritablement impressionnant dans ses dimension), soit que leur inscription lapidaire large et originale diffère de l’habitude (monument à André Moch à Corenc et celui à René et Jean Gosse à Saint-Ismier).

1107.

Le buste du docteur Carrier à Saint-Marcellin se distingue notablement (cf. infra).

1108.

Quatre gendarmes sont exécutés à Beaurepaire le 5 août 1944.

1109.

A Varces, on voit cohabiter sur le monument-stèle dédié « A la mémoire des trois combattants du Vercors fusillés le 27 juillet 1944 » le bonnet phrygien avec la Croix de Lorraine sertie dans le V de la Victoire. Mais ce bonnet phrygien est-il républicain ou communiste ?

1110.

D’autres femmes sont présentes, mais elles se contentent d’accompagner le personnage principal du groupe sculptural (cf. infra, le monument du docteur Carrier et celui du premier maquis de France, à Ambel). Et ce n’est que le 10 novembre 1962, près du monument au Docteur Valois, que sera inaugurée « La stèle à la gloire des héroïnes de la Résistance » (titre de l’article du Dauphiné Libéré du 11 novembre). Mme Jean Bocq découvre la stèle, dont l’inscription rend hommage de manière générique au groupe « social » des combattantes de la Résistance locale : « A la mémoire des héroïnes dauphinoises de la guerre 1939-1945 qui, fidèles à l’idéal de la Résistance, firent le sacrifice de leur vie pour la libération de la France. Passant, souviens-toi. »

1111.

Initialement apposée sur les murs de la caserne de l’Alma comme on l’a dit, cette plaque-monument est à présent la propriété de la brigade de Morestel.

1112.

Tout aussi massive est celle qui veille sur les morts de l’entreprise grenobloise Merlin-Gérin (cf. infra).

1113.

Détail intéressant : aujourd’hui, sur le monument, figurent gravés dans la pierre deux chamois FFI du Vercors. A son pied, une large plaque de marbre où sont inscrits quelques vers du « dormeur du Val » de Rimbaud. Ces ajouts sont postérieurs à 1964.