2 – Désigner l’ennemi.

Toutes les inscriptions ne font pas mention du responsable de la mort des héros qu’elles commémorent : au contraire, la majorité d’entre ellesne cite pas son identité. Il ne faut pas voir là un manque, mais plutôt une ellipse. A quoi sert en effet de préciser que ‘ « Raymond Grimstayn ’ ‘ dit Antoine tué le 25 avril 1944 à l’âge de 24 ans au cours d’un engagement » ’ l’a été par les Allemands, doivent se dire ceux qui sont à l’origine de l’apposition de cette plaque ? Pour eux, la date fait sens. Peut-être ne mesurent-ils pas, dans l’urgence mémorielle à laquelle ils répondent à l’époque (juste après-guerre), qu’une déperdition de sens peut prospérer sur cette ellipse.

De manière nette, quand il est cité, le responsable, c’est l’Allemand, encore qu’en l’occurrence, les nuances lexicales soient d’importance.

En effet, quand il apparaît seul (sur l’inscription de la stèle de Saint-Paul-de-Varces, ou sur celle du hameau de Grignon), le terme peut se contenter de renvoyer à une vision classique de la Seconde Guerre mondiale, continuation, sur les mêmes bases d’opposition nationale, de celle de 14-18 1125 . Mais qu’il se glisse dans une phrase comme celle-ci : ‘ « Ici, les Allemands ont achevé Sylvestre Bianzani ’ ‘ tombé le 22 août 1944 pour la libération de la France ’ ‘ 1126 ’ ‘  » ’, et il se charge d’une connotation d’emblée péjorative. On est d’un coup plus dans le cadre d’une guerre nationale, puisque des soldats en « achèvent » d’autres... De même, quand les rédacteurs de l’inscription de la stèle de Montalieu écrivent : ‘ « Le 1er août 1944, les Allemands, passant dans ce village, ont pillé, violé et massacré nos compatriotes », ’ il n’est plus possible de se tromper sur la radicale différence de nature qui caractérise le dernier conflit 1127 . D’ailleurs, les formules se font parfois très explicites, usant à maintes reprises de l’adverbe « lâchement », associé aux termes forts d’« assassinés » (Jallieu, Champ-sur-Drac) de « fusillés » (Seyssinet-Pariset) ou de « massacrés ».

Si on trouve rarement utilisé, seul, le substantif « Allemands », il est en revanche maintes fois employé pour qualifier un autre mot (exemple : « Hommage aux martyrs de l’Occupation allemande », à Champier). Il acquiert alors une dimension de dénonciation supplémentaire : « Barbarie allemande » à Jallieu, Murinais, Varces, Mizoën, Monestier-de-Clermont, Saint-Maurice-en-Trièves, Lalley, Claix ; « atrocités allemandes » à Charnècles ; « police allemande » à Grenoble, pour la plaque en mémoire de Jean Bistési. On désigne alors le mal par son nom, redoublant parfois d’efforts pour qu’on ne s’y trompe pas. L’exemple de l’inscription de la plaque commémorative de la Place de la Libération de Rives est en ce sens très révélateur :

‘« Ici le 13 juillet 1944
Quatre patriotes
Furent lâchement assassinés
Par les barbares allemands »’

Pour une mention des ‘ « armées d’occupation allemandes ’ ‘ 1128 ’ ‘  » ’, terme apparemment neutre, mais on précise que les troupes ‘ « ont torturé et tué d’innocents otages au mépris de tout droit humain » ’ (monument de Voreppe), on trouve six mentions du terme « nazi » seul (« [...] assassinés par les nazis » à Saint-Priest, à Pont-de-Claix, et chemin des Martyrs à Grenoble ; ‘ « [...] lâchement assassiné par les Nazis » ’, à La Mure ; la même expression sur le monument à la mémoire d’Yves Turc, toujours à La Mure et à Corenc, sur la stèle monumentale à la mémoire d’André Moch, puisqu’on rappelle que ‘ « son ami Robert Cohen ’ ‘ , ses cousins Jean-Pierre ’ ‘ et Henriette Kahn ’ ‘ , leur fille Françoise ’ ‘ âgée de quatre mois arrêtés et déportés par les nazis » ’ ; cf. infra, notre passage sur la mémoire juive).

Huit fois le terme est employé comme qualificatif (deux fois accolé au mot « horde » à Corps, une fois au Percy-en-Trièves ; à celui de « Barbarie » à Grenoble pour la plaque commémorative de la Police et celle de la caserne de Bonne, inaugurée par l’Association des Suppliciés et des Internés Politiques de la Gestapo, en même temps que celle du 28, Cours Berriat et du 37, « ex-Boulevard Maréchal Pétain  » – les trois sont identiques ; à celui de « Bagne » au hameau du Mûrier). La « Gestapo » est citée six fois (deux fois à Vizille et une fois à Vif, pour des « assassinats » ; une fois à Entraigues, une deuxième fois à Saint-Marcellin et enfin à Saint-Martin-d’Hères, au « Mûrier » toujours, pour des déportations), mais jamais les « S.S. » et une seule fois « Hitlériens » sur la stèle de Salagnon : « [...] les envahisseurs hitlériens »). Chose curieuse, nous n’avons rencontré que deux fois le terme de « Boche » qui ressortit pourtant du domaine à la fois national (référence à la Première Guerre mondiale) et d’un registre de langue populaire 1129 ( « Ici le 26 novembre 1943 a été lâchement assassiné par les Boches le Résistant Patriote Roger Guigue [...] » à Meylan et une autre fois à Autrans, dans le Vercors). Même constat pour le qualificatif « germanique », choisi une seule fois, à Chanas : ‘ « Le 20 août 1944 furent massacrés et brûlés en ces lieux par les hordes germaniques. »

Ces termes se croisent et se mêlent, tissant un subtil répertoire de désignation de l’ennemi 1130 qui va du plus « froid » au plus accusateur, mais qui distingue également registre national (Allemand) et registre idéologique (Nazis), l’Allemagne « éternelle » contre laquelle on est toujours en guerre (on observe là, en pleine croissance, le mythe de la « Guerre de Trente Ans ») et l’atroce – mais provisoire – système politique totalitaire que l’on vient de mettre à bas.

Faisons d’ailleurs confiance au « passant » et gageons qu’interpellé par la sobre et elliptique formule de la stèle des Côtes d’Arey, il comprend de qui il est question quand il lit simplement : « Aux victimes de la Barbarie. » Ce dernier terme, seul, détaché, semble encore mieux visible et plus fort, comme quand celui de « Fascisme » s’oppose à la République sur le socle du monument des déportés à Grenoble.

Mais l’ennemi, ce n’est pas que l’autre, l’étranger, qu’il soit « allemand » ou « nazi ». Il se recrute aussi chez les Français. Dès la libération et durant toute notre période, les concepteurs des monuments et les rédacteurs des textes lapidaires n’hésitent pas à désigner la responsabilité des forces de répression dépendant de Vichy. Globalement, on ne rencontre cependant qu’une dizaine de mentions d’une responsabilité française. De plus, quelle qu’elle soit, elle est la plupart du temps associée dans la désignation à l’ennemi étranger 1131 .

L’inscription de la stèle à la mémoire de Paul Vallier, inaugurée à Fontaine en 1946, est ainsi relativement exceptionnelle, qui insiste sur la dimension de « guerre civile » que comporte aussi la Seconde Guerre mondiale :

‘« Ici le 22 mars 1944
PAUL VALLIER (GARIBOLDY)
Héros de la Résistance
Est mort pour la France
En combattant seul contre
Onze traîtres à la Patrie
Français n’oublions jamais »’

Les deux dernières lignes du texte fonctionnent en résonance : les « traîtres à la Patrie » ne sont pas de vrais « Français ». On retrouve cette insistance sur le « dévoiement » antipatriotique de ces mauvais Français à plusieurs reprises : deux plaques à Saint-Marcellin parlent ainsi des « traîtres » ( «   les Allemands et les Traîtres » pour celle en l’honneur du docteur Carrier , rue Colombie ; « les traîtres et la Gestapo » , pour celle de la rue du Vercors ). Alors que le monument de Claix est dédié « aux victimes de la barbarie allemande et de ses complices » , la Milice est citée une fois pour elle-même, à Monestier-de-Clermont  : « [...] Lieutenant Jacques Mole arrêté en cet endroit par la Milice. »

Quand l’inscription se fait plus précise et indique es qualités le nom de la force de répression, il n’est alors pas obligatoirement associé à son « homologue » allemand dans une même réprobation : « Ici furent fusillés le 8 juillet 1944 par la Milice et les Allemands 10 martyrs innocents [...] » à Saint-André-le-Gaz ; ‘ « lâchement assassinés par les Allemands et la Milice » ’, pour la plaque des gendarmes, sise actuellement à Morestel, mais ‘ « arrêtés par la Gestapo et la Milice le 10 mai 1944 » ’ sur le monument aux 6 déportés de La Tour-du-Pin.

Cette relative discrétion ne veut pas dire absence. Elle ne signifie pas non plus distorsion mémorielle et ne traduit aucune frilosité de la part des concepteurs/rédacteurs devant la reconnaissance, supposée difficile, de la part spécifiquement française de la répression de la Résistance. Simplement, la mémoire suit l’histoire et la cartographie des inscriptions est globalement la même que celle des actions. Sauf pour la plaque qui honore la mémoire de Roger Guigue  : incriminant les « Boches » dans sa première mouture, l’inscription ne cite plus personne quand une stèle remplace la plaque, dans les années 1980. Or, on retrouva sur son cadavre un message qui identifiait le crime du côté français : « Abattu par les anti-terroristes, sa mort répond de celle d’un patriote » , signé MNAT (Mouvement National Anti-Terroriste). En cette occurrence, mais c’est la seule, la distorsion entre histoire et mémoire est patente 1132 .

Notes
1125.

Nous ne sommes pas pleinement d’accord avec Annette Wierviorka et Serge Barcellini quand ils pensent que ce terme est par définition « dépourvu de toute connotation » (op. cit., p. 21). Il faut impérativement tenir compte du contexte plus large de la phrase en son entier.

1126.

Stèle de Saint-Alban-de-Roche. C’est nous qui soulignons.

1127.

Quand les inscriptions précisent qu’« Ici 21 patriotes ont été fusillés par les Allemands » (souligné par nous), comme sur la stèle de Communay, on est à notre sens dans la même logique dépréciative : une armée régulièrement engagée dans une guerre « normale » ne fusille pas ni n’assassine (plaque de Malleval) ses prisonniers.

1128.

Et trois, proches dans l’esprit, de « l’occupation allemande » (à Champier, à Nantoin et à Theys).

1129.

En revanche, pas de « Teuton », de « Germain » ou de « Huns ».

1130.

Terme que n’avons d’ailleurs pas rencontré.

1131.

Sans que l’ordre d’apparition (d’abord les Français ou les Allemands) ne signifie forcément quelque chose.

1132.

ADI, 13 R 986, « État statistique des tués, fusillés civils, déportés, F.F.I. disparus dans l’Isère »