1 – Les originaux.

Parfois, l’originalité tient à un détail. Ainsi, de ces quatre obus qui, reliés entre eux par une lourde chaîne, délimitent strictement l’espace du monument aux 7 fusillés du 20 juillet 1944 à Claix. L’emprunt à la tradition des monuments aux morts de la Première Guerre mondiale est évident, qui, en même temps qu’il tisse une filiation de l’un à l’autre des deux conflits mondiaux, permet d’insister sur la dimension militaire de la Résistance (3 des 7 victimes sont des gendarmes) et surtout de consacrer symboliquement à la Patrie l’enclos ainsi réservé du monument. Cette véritable enclave de terre sacrée, portion d’un « champ d’honneur » local, diffère cependant radicalement dans l’inspiration de ses modèles. Après la Première Guerre mondiale, il s’agissait de créer artificiellement un lien depuis le lointain champ de bataille jusqu’au terrain communal, par l’adjonction de ces obus ramassés justement à l’endroit où étaient tombés « les enfants de la Commune morts pour la France » et qui les rattachaient à leur terre natale. En revanche, à Claix, le monument s’élève bien à l’endroit précis où eut lieu l’exécution : les obus traduisent donc, ou une difficulté à s’affranchir de l’influence monumentale des années vingt, ou un supplément de cantonnement spatial du souvenir des héros 1141 .

C’est aussi de symbolisation du local qu’il est question avec le monument qui s’élève à Gresse-en-Vercors, puisque sa forme est clairement une reproduction du Mont-Aiguille, emblème s’il en est du Trièves. On est d’ailleurs étonné qu’il s’agisse là du seul exemple, dans une région à la géographie si particulière, d’un monument dont les concepteurs choisissent à dessein de l’identifier, dans sa structure même, au fait montagnard local. A la fois sobre et beau, par l’évidence du rapport symbolique qu’il crée immédiatement, il conserve une grande capacité d’évocation spontanée si l’on peut dire 1142 .

Une autre forme de spécification de la mémoire par l’entremise du monument, plus sociale cette fois, est illustrée par celui qui fut édifié rue Pierre Sémard à Grenoble, à la mémoire des Cheminots de la SNCF morts entre 1939 et 1945. On y découvre un homme au torse puissant et nu, appuyé dans une posture de deuil et de recueillement sur une lourde masse. Derrière lui, en relief, une enclume. A ses pieds, sous la plaque de bronze où sont inscrits les noms de ses « collègues/camarades » défunts, très stylisée, une locomotive à vapeur, dont on devine les tampons et dont on aperçoit le panache de fumée blanche qui s’échappe de sa cheminée. Le sens de lecture du monument est donné par la direction du regard de l’ouvrier. De gauche à droite, de bas en haut, selon un axe diagonal classique (son regard – et donc le nôtre – va jusqu’à la locomotive, traversant la plaque où on lit : ‘ « R.F. En passant devant ce monument, souvenez-vous du sacrifice de ces cheminots afin que vous puissiez vivre libre » ’). Fier d’abord de sa fonction, le cheminot a dans les mains son outil de travail, et non pas une arme. Image d’une mémoire ouvrière résistante et combattante et aussi allégorie de la Reconstruction, en cette année 1947 (date de l’inauguration du monument) si chargée en conflits sociaux ? Cette vignette monumentale semble en tout cas emprunter au fonds culturel cinématographique commun qui, en dix ans, des luttes sociales mises en scène dans La Bête humaine (Renoir, 1936) à celles de la Résistance (La Bataille du Rail, René Clément, 1946), a fait des « travailleurs du rail » les emblèmes vivants et « l’avant-garde » des combats des classes populaires.

Mais c’est aussi une mémoire plus corporatiste qui se noue là, voire une mémoire à usage uniquement privé. En effet, le monument est situé rue Pierre Sémard 1143 , c’est-à-dire près du dépôt de la SNCF ; il est visible surtout donc par les cheminots qui travaillent aux ateliers de la gare de Grenoble. C’est à eux – et peut-être à eux seuls – qu’il est destiné. Pour le public des voyageurs, dans la gare, une autre plaque recense les 31 « glorieux morts » auxquels « le personnel de la S.N.C.F. [rend] hommage », qu’ils soient « morts en service », « morts pour la Libération », « otages fusillés », « morts au champ d’honneur », « morts en camp de concentration ».

Enfin, triplement original est le monument à la mémoire d’Ernest Granier, à Roissard. Il est signé du marbrier grenoblois Avagnini, spécialisé dans les monuments funéraires puisqu’il travaille à Saint-Roch 1144 , ce qui n’est pas sans influencer son style. Il est baptisé – seul de toutes les pierres du souvenir du département – du titre de « Mémorial ». De plus, il adopte dans son bâti la forme d’une croix catholique. Enfin, citant le grade de la victime (Capitaine), sculptant dans la masse de la pierre ces deux décorations, il s’orne également d’une épée, croix sur la croix en quelque sorte, constituant ainsi un ensemble commémoratif nettement connoté du côté militaire. A défaut d’être esthétiquement une réussite, il affiche on ne peut plus clairement une identité mémorielle « militariste ».

Notes
1141.

D’autres monuments, et même de simples stèles, ferment ainsi leur espace, comme pour mieux cloisonner le lieu de l’exécution ou du combat, et créer l’indispensable distance matérielle avec le passant quotidien. Seul un pieux hommage peut alors aider à franchir cette distance (monument du Pas de l’Aiguille, à Chichilianne, inauguré à l’été 1946 ; celui de Gières, qui ménage lui une entrée ; pour la stèle en l’honneur de la Compagnie Stéphane, inaugurée en octobre 1953, il semble que les barrières de béton aient été ajoutées plus tard, etc.). De même, il semble que les obus qui entourent l’escalier monumental du « Mémorial du Maquis de l’Oisans » (cf. panneau indicateur actuel) ne figuraient pas sur le terre-plein lors de son inauguration en novembre 1947.

1142.

Sur ce cliché pris par le major Fouyat, on remarque le chamois FFI des Pionniers du Vercors. Il ne figure pas sur le monument lors de la campagne de photograohie entreprise en 1960 (cf. infra, notre chapitre sur le Vercors).

1143.

Cf. supra, notre partie sur la toponymie urbaine.

1144.

C’est le cimetière de Grenoble. Il est rare qu’un statuaire ou un marbrier signe ses œuvres.