Une figure émerge nettement d’entre les sculpteurs, marbriers, statuaires (et pas encore architectes 1145 ) qui consacrent, dans la région grenobloise, une part de leur talent à la représentation monumentale de la Seconde Guerre mondiale : il s’agit bien entendu d’Émile Gilioli. A notre sens – mais l’interprétation sémiologique de l’art monumental est aussi affaire de goût et donc de subjectivité – , il est le seul qui, actif de 1944 à 1964, mérite qu’on le considère comme un créateur au service de l’art monumental commémoratif.
En effet, sur les 10 monuments dont nous pensons qu’ils affichent des prétentions artistiques, 5 sont dus à la main et à l’œil de Gilioli. On peut en revanche passer rapidement sur les quelques autres tentatives « artistiques », plus ou moins heureuses.
D’un intérêt esthétique limité, la « Vierge de la Libération » que sculpte Michel Chauvet dans son atelier de Corenc-le-Haut permet simplement de se faire une idée des projections de sens qu’elle suscite chez les catholiques de la région. Ainsi, quand Le Réveil rend visite, le 29 juillet 1946, au ‘ « sculpteur Michel Chauvet ’ ‘ , qui taille une monumentale “Vierge de la Libération” » ’, on apprend que celle-ci ‘ « symbolisera la Libération. Michel Chauvet ’ ‘ , dans son âme et dans son esprit, a voulu traduire dans une pierre qui défiera le temps, non une libération de telle ou telle barbarie, mais la libération de toutes les puissances du mal qui enchaînent l’homme ici bas ’ ‘ 1146 ’ ‘ ». ’
Le ciseau de Chauvet fait aussi sortir de la pierre un gigantesque et puissant gisant à Malleval, inauguré en 1947.
L’arc déployé du corps de cette manière de « dormeur du val » résistant, qui semble comme embrasser les noms des 46 victimes inscrits dans le socle du monument et dont le profil se découpe sur celui des falaises du Vercors, est impressionnant. L’ensemble n’est-il pas cependant un peu lourd ?
De même, le ‘ « monument, œuvre du sculpteur Papet ’ ‘ , élevé à la mémoire des membres de notre personnel morts au champ d’honneur ’ ‘ 1147 ’ ‘ » ’, rue Henri Tarze, par la direction du siège social des Établissements Merlin-Gérin, à Grenoble, et qui représente une très colossale femme agenouillée, figée dans une attitude qui semble autant devoir à la colère qu’au recueillement, n’est guère convaincante. Peut-on dire de ce monument qu’il est « raté » ?
Sa configuration générale n’est pas d’ailleurs sans rappeler le style du maquisard en arme et torse nu qui veille sur la vallée du Grésivaudan depuis le lieu-dit Prabert, sur la commune des Adrets. Là également, si l’effort figuratif est méritoire, la dimension purement esthétique achoppe sur le thème très classique de la « vigie mémorielle ».
En revanche, quelle naïve richesse de sens dans le monument réalisé par le statuaire isérois Dintrat en l’honneur du docteur Carrier, chef du mouvement Libération à Saint-Marcellin.
Plusieurs allégories entremêlent leur pouvoir d’évocation 1148 sur le corps du monument inauguré le 28 novembre 1948 1149 pour constituer un édifice mémoriel subtil, sorte de retable lapidaire naïf à l’interprétation symbolique aisée.
Deux figures féminines encadrent le pilier central en haut duquel est fixé le buste du docteur, en cravate 1150 . Elles tendent chacune un bras vers lui, semblant le soutenir et le porter aux cieux (est-ce la pampre qui s’échappe de la gauche, alors qu’à droite une palme est visible ?). L’une est la Médecine, identifiable parce qu’elle tient serré contre son giron un caducée. L’autre, sa presque jumelle, est une Victoire très contemporaine puisqu’elle porte au creux de son bras une arme automatique, un Sten apparemment, c’est-à-dire l’arme par définition du maquisard, substitut moderne de l’antique glaive.
En contrebas de chacun de ces deux bas-reliefs, d’autres silhouettes, de trois quarts face. Protégée par la Médecine, est-ce une veuve assise qui console son orphelin ou plutôt une maman inquiète qui câline son chérubin dans l’attente du médecin ? En tout cas, c’est la dévotion du « bon docteur » à ceux qui souffrent qui est là représentée.
Plus dynamique, allant de l’avant dans un mouvement plein d’allant, la figure du jeune rugbyman en chaussures à crampons qui tire l’œil du « regardeur » vers la gauche du monument rappelle que le docteur Carrier, lui-même grand sportif, s’occupait également de la jeunesse, investissant son énergie dans les sociétés sportives de Saint-Marcellin.
L’héroïsation monumentale du Docteur fonctionne donc tous azimuts ; son regard fixant le lointain éclaire son visage d’un sourire de bienveillance confiant en l’avenir. A notre sens, c’est même « l’exagération » expressionniste du monument qui aide à sa pédagogie civique.
Ce sera pour plus tard, dans les années 1980 et surtout 1990. Cf. la conclusion de ce chapitre.
La foi religieuse avait déjà été directement invoquée comme un des principaux ressorts qui animèrent les combattants de l’ombre par le même journal : « Pour une statue de Notre-Dame du Vercors . Sait-on qu’entre Saint-Julien et Saint-Martin-en-Vercors , les siècles ont creusé dans le rocher des Laubières une Vierge monumentale que les maquisards invoquèrent avec ferveur pendant les sombres jours de l’occupation allemande ? »
Primitivement lié à la seule période de la guerre, le message de la Résistance catholique s’attache à présent à célébrer l’universalité et l’intemporalité du pouvoir de la foi. La statue de Chauvet est donc logiquement « d’une conception chrétienne, d’une haute élévation spirituelle, que Michel Chauvet a voulu exprimer par le mouvement général très élancé de la statue, le drapé d’une grande sobriété qui part de la tête même du sujet et descend en longs plissés harmonieux, prolongement, si je puis dire, du sourire amer et doux de la Vierge, expression sereine de reproches mais aussi de pardon ». Souligné par nous.
ADI 2696 W 75. L’inauguration a lieu le 10 novembre 1948, en présence du préfet.
La lettre que le chargé de mission préfectoral pour l’arrondissement de Saint-Marcellin qui est aussi le vice-président du Comité d’érection du Monument à la mémoire du docteur Carrier adresse au préfet le 20 février 1948, afin d’obtenir l’autorisation de bâtir le monument est révélatrice : « [...] le docteur Carrier a été un des grands chefs de la Résistance. Bravant le danger, il s’est donné corps et âme à la lutte entreprise contre l’envahisseur. Bon médecin (on l’appelait le médecin des pauvres), sportif accompli, parfait Résistant, il avait l’estime et l’affection de tous [...] » ; in ADI, 13 T 3/27.
Soit pratiquement cinq ans jour pour jour après l’assassinat du docteur, le 29 novembre 1943.
Les deux bustes du docteur Valois portent aussi cravate.